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L’Italie, en cette matière, a un temps d’avance sur la France, mais pas encore au niveau de la Grande Bretagne avec ses contrats « O » (des contrats où le temps de travail et la rémunération ne sont pas garantis ni décidés à l’avance. Le salarié s’astreint à être totalement disponible et joignable à tout moment pour répondre à son employeur qui le fera venir ou non en fonction de ses besoins).

 

Le gouvernement Renzi, poursuivant la politique précédente de Berlusconi, enterre le droit « du travail », avec la mort de l’article 18 et la mise en place de la loi « Jobs Act » (décembre 2014) qui libère le contrat à durée déterminée au point qu’il ne soit plus l’exception mais la règle. Il n’abolit pas toutes les formes atypiques de travail (45 contrats !) mais les renforcent.
Avant le Jobs Act, pour pouvoir embaucher un salarié autrement qu’à temps indéterminé, le patronat devait en justifier la raison (technique ou organisation de la production, etc.). Puis la réforme Fornero en 2012 a ouvert la possibilité de signer un contrat déterminé sans justification, mais réservé toutefois à un premier contrat pour une durée maximale de 12 mois.
Aujourd’hui grâce au Jobs Act, il n’y a plus d’obligation de justification, et le contrat à durée indéterminée peut aller jusqu’à 36 mois. Or même ces nouveaux contrats sont signés majoritairement hors des conventions collectives et dans un climat hostile aux syndicats qui doivent faire face non seulement aux déclarations agressives de Renzi, mais aux lois qui ont réduit leur rôle.
Le Jobs Act va attribuer aux entreprises une prime annuelle de 8000 euros par contrat signé. Le financement va peser les 20 millions de personnes, travailleurs et retraités et contributeurs à l’impôt.

Sbilanciamoci, (groupe créé par Rossana Rossanda fondatrice du Manifesto puis de Sbilanciamoci) a édité en mai 2015 une plaquette qui analyse la nouvelle situation du Travail et des travailleurs en Italie. Leurs propositions ne sont en rien révolutionnaires : remettre le travail et les travailleurs au cœur de l’économie. Mais cela l’est un peu, dans une économie mondiale libérale.

A peu de chose près elle pourrait s’appliquer à la France de Sarkozy, puis de Hollande avec son Crédit d’impôt de 41 milliards, la suppression des charges sociales. Voire à l’Europe toute entière.
Nous en avons repris l’introduction. UC

« Les mesures pour l’emploi (Jobs Act) de gouvernement Renzi (et le décret-loi Poletti pour l’emploi) se placent sous le signe de la déréglementation et de la flexibilité du marché du travail qui durent depuis des décennies.

C’est l’une des pierres angulaires des politiques néolibérales de ces 80 dernières années. Auparavant, pour être compétitif, il suffisait de dévaluer la monnaie, aujourd'hui c’est le travail qui est dévalorisé : moins de droits, moins de protection, moins de salaire.

Les politiques néo libérales de ces dernières décennies reposaient sur quatre piliers : la réduction des dépenses publiques et du rôle de l'État ; la privatisation et la déréglementation libérale (à partir de celle de la circulation des capitaux) ; l'investissement privé (le marché) et la précarisation du marché du travail. Ces quatre éléments se retrouvent dans le document Def [Ndr, document proposé au Parlement pour la programmation annuelle de l’économie et de la finance] et dans la note de mise à jour du Def, et à des doses variables, dans la loi de stabilité de 2015.

La réforme du marché du travail est une de ces réformes « structurelles » par lesquelles Renzi espère qu’elles vont stimuler l'emploi et l'économie.

En réalité, comme nous le savons tous, ces dernières années les 45 formes atypiques de travail, emplois précaires sans droits, mises en place se sont substituées aux contrats de travail protégés par le droit. Il n’y a pas eu de création d’emplois, mais seulement d’emplois précaires.

Ces réformes n’ont eu aucun effet salvateur sur l'économie. Et dans le Def lui-même il est dit que l'impact de la loi pour l’emploi sur le PIB sera minime : pas plus de 0,1 %. Certes, il s’agit de prévisions ; celles du gouvernement au cours des 20 dernières années, toujours trop optimistes, se voient corrigées par la suite inévitablement à la baisse.

Cette politique est connue : il faut mettre les entreprises en conditions d'avoir moins de contraintes et de coûts possibles. Et ainsi elles pourront se développer.

Sur la base de cette hypothèse en quelques mois, avec Renzi, les entreprises italiennes ont obtenu tout et encore plus :
- l'abrogation presque complète de l'article 18 [La modification de l’article 18 du Code du travail italien, qui protège les salariés des entreprises de moins de 15 employés en cas de licenciement abusif, était au cœur des débats – même s’il ne concerne en réalité que quelques milliers de salariés. Cet article, que plusieurs présidents du Conseil avaient tenté de supprimer, était devenu le symbole du changement affiché par Matteo Renzi.]
- la transformation des contrats d'apprentissage et de formation en emplois précaires ; et en ce qui concerne la fiscalité, la réduction de l’Irap [impôt sur l’activité] et une aide fiscale de 8 mille euros pour chaque recrutement en 2015.

Les nouvelles embauches seront probablement peu nombreuses, car les nouvelles conditions introduites par la loi pour la stabilité se substitueront aux anciens contrats réglementés.

L’hypothèse « moins de charges pour les entreprises = plus d'emploi », jumelée au « plus d’allégements fiscaux pour les affaires = augmentation des investissements privés » n'a jamais fonctionné.

Tous les avantages fiscaux de ces années, n’ont pas été utilisés par les sociétés pour faire des investissements dans l'économie réelle, mais sur un plan financier et spéculatif pour améliorer leurs profits.

La réalité est que les gouvernements occidentaux (et notamment européens) de ces années (et Renzi, aujourd'hui), ont renoncé à toute politique publique active : il n'y a pas de politique industrielle, de politique publique d'investissements (qui en 20 ans ont été coupés en deux), de politique de l'emploi.

Il n’y a plus de politique de la demande (de soutien, de programmation, d’investissements), mais seulement de l'offre, et – dans ce cas précis – on ne peut plus dire qu’il y a offre d’emplois, mais une offre de travailleurs à des conditions les plus avantageuses pour les entreprises.

C'est tellement une tendance mondiale, que dans l’un de ces derniers numéros l’hebdomadaire hyper libéral The Economist a publié un article avec en une du magazine : « Workers on tap». C'est-à-dire « Les travailleurs au compte goutte » (qui sont représentés sur la photo de couverture par de fines gouttelettes tombant d'un robinet...), c'est-à-dire entièrement disponibles au bon vouloir des employeurs, sans continuité de rapport salarial, sans protection et sans garanties.

Emplois tous strictement proposés et gérés en ligne, grâce à des intermédiaires privés spécialisés comme Uber ou Axiom.

Pendant ce temps là les dernières données de l'Istat [l’Insee italien] nous disent que la situation de l'Italie continue de s'aggraver : le chômage est à 13,4 % et celui des jeunes à plus de 43 %, chiffres parmi les plus élevés d’Europe.

Il n'y a aucune inversion de tendance résultant de ces politiques, ni même les plus timides signes. L’évasion fiscale et le manque à gagner pour la sécurité sociale et les autres garanties s'élèvent à 1,508 milliards, chiffre établi par le ministère du travail et la sécurité sociale. En 2014 : sur 221 476 entreprises inspectées, 64.17 % (plus d'une sur deux) fournissaient des déclarations irrégulières ; 181 629 emplois étaient attribués sans respect des règles ; 42,61 % des entreprises (77387) pratiquaient le travail au noir.

Le Jobs Act, sera-il à même de remédier à cette situation, d’améliorer les conditions de ceux qui sont sans travail ou clandestins ou mal rémunérés ? En admettant que plusieurs milliers de personnes sans emploi puissent bénéficier de la baisse des charges sur trois ans prévue dans la loi de stabilité pour les nouveaux emplois en 2015, que va-t-il se passer lorsque ces trois années arriveront à échéance ?

La liberté de licencier, de réduire ou de maintenir ces 45 types de contrats de travail et le développement de postes de travail jetables sont des recettes qui renforcent le pouvoir des entreprises et qui plient ainsi les travailleurs à leur volonté tout en les opposant les uns aux autres.

Ceux qui assument comme unique point de vue celui des entreprises et qui affirme que c’est le prix à payer pour relancer l’économie et sortir de la crise, qui identifient le coût du travail comme la seule variable pour augmenter la productivité et la « compétitivité » de notre pays, le trompent en connaissance de cause.

Ils sous-estiment de manière inquiétante le fait que la situation actuelle et future des travailleurs dépend de conditions structurelles (développement technologique, concurrence mondiale, politiques d'austérité…), et en l’absence de mesures appropriées, ne permet pas d’envisager une amélioration, ni quantitative (chômage), ni qualitative (précarité). Une perspective aggravée par la fragilité de notre appareil productif et la détérioration du contexte social, auxquelles le Jobs Act de Rienzi n’apportera aucune solution.

C'est cela qui devrait inciter les gouvernements à repenser sérieusement les politiques suivies jusqu'ici. L'idée de laisser au seul marché du travail la création d’emplois ne fonctionne pas et n'a jamais fonctionné, à l'exception de la production des emplois précaires, éphémères, mal payés et sans droits.

Mais comment ce système économique et productif (et donc social) peut-il penser survivre grâce à cette idée patronale aussi rétrograde et bornée ?
Plutôt que de vivre la modernité, nous voici revenus au XIXe siècle, malgré l’économie Internet "2.0".

Un travail sans qualité porte avec lui une économie sans avenir. Sans un investissement dans le travail (en termes de ressources, mais aussi de formation, de protection, etc.) il ne peut y avoir aucune économie de qualité, novatrice, capable d’être « compétitive ».

Une entreprise qui utilise le travail jetable, n'a aucun avenir, elle est de piètre qualité, et ne dure pas longtemps : ce n'est plus une entreprise commerciale, mais juste une entreprise qui veut s’enrichir rapidement à bon coût.

Le Jobs Act a été adopté et va produire des effets, mais les contradictions et les problèmes irrésolus liés à l'absence d'une stratégie à long terme, ne donneront pas la priorité au bien-être de la population. D'où la décision de Sbilanciamoci !, de lancer un manifeste pour une politique du travail, où le terme « travail » n'est pas compris comme un simple facteur de production, mais intègre les conditions de perspectives de vie de toutes les personnes qui dépendent de leur travail pour vivre. Qu’il soit effectué sous la forme dépendante ou indépendante.

L'absence ou l'inadaptation du travail est une cause de souffrance non seulement par le manque de revenus, mais aussi pour la perte de l'estime de soi à mettre en œuvre son identité sociale. Ce n'est pas seulement un problème économique, même si l'économie ici est cruciale.

Il n’est pas si loin que çà le temps où la contradiction entre le capital et le travail était sujet à une réflexion fondamentale pour toute personne située à gauche.

Puis l'équilibre des pouvoirs et les rapports de force entre les travailleurs et les employeurs ont changé en profondeur, et suite à un long processus, la législation du travail - moyen de garantir les droits des personnes - s’est transformée en un instrument de garantie de leur flexibilité dans le processus de production.

Cette mutation de fond a également affecté la transformation des objectifs de la politique macroéconomique qui a remplacé le plein emploi par le contrôle du niveau de l’emploi pour qu’il ne dépasse pas un niveau compatible avec l'équilibre non inflationniste du système : fondement de toutes les politiques d'austérité.

Il devient donc essentiel d'inverser la perspective actuelle et de la réorienter ; de repousser celle de l’entreprise, pour reconstruire une analyse et formuler des propositions d'actions du point de vue du travail et des travailleurs, et relire non seulement la crise de ces dernières années et les choix du gouvernement actuel, mais aussi les transformations du processus de production, du monde du travail et des politiques économiques de ces vingt dernières années, pour comprendre comment démêler bon nombre des contradictions qui déforment le monde actuel et pour tenter de retisser les relations du travail à partir d’un canevas plus favorable.

Pour repartir il faut reconstruire une politique publique pour le travail : un genre de plan spécial « travail » fondé sur les investissements publics pour créer des emplois en réponse aux grandes urgences nationales (la lutte contre le lobby hydrogéologique, l'école, « les petits boulots », etc..) et aborder les nouvelles productions, la dite « économie verte » (mobilité, durabilité, énergie propre, etc..).

Il faut un Etat actif – directement et indirectement – dans la création d’emplois, par l’intermédiaire d’une Agence nationale comme la Works Progress Administration qui a été créé par Franklin Delano Roosevelt lors du New Deal. Et une politique d’investissement nécessairement « à terme lointain » (qui donne des résultats à moyen terme) dans des domaines clés pour créer la bonne économie et les bons emplois dans l'innovation et la recherche, dans le secteur de l'éducation et de la formation et de la cohésion sociale.

Et enfin affirmer un discours contraire aux politiques néolibérales, et rapidement prendre des mesures de réduction du temps de travail. S’il y a peu de travail, il faut veiller à ce qu'il soit redistribué équitablement autant que possible. Laisser des millions de personnes sans emplois et une économie inactive est une erreur, moralement déshumanisante et socialement injuste et dangereuse.

Quand elles doivent affronter la crise, la loi offre aux entreprises de recourir (même si cela se fait peu) aux contrats dits de solidarité : on travaille un peu moins, moins d’heures, et l’on gagne peut-être un peu moins, mais personne n’est laissé sur le bord du chemin. Ce sont des contrats de solidarité dits défensifs.
Il y a au contraire peu de contrats expansifs (jamais utilisés) car leur finalité n’est pas d’empêcher des licenciements, mais d’embaucher de nouveaux travailleurs.

Il faut donc redistribuer le travail pour ne laisser personne sans travail. C'est-à-dire en substance, changer de point de vue signifie abandonner l’actuel modèle néo libéral qui réduit progressivement le rôle de l’Etat dans le domaine économique, qui a subordonné les droits des personnes (travaillant ou non) à ceux des entreprises.

Cela veut dire aussi se confronter aux modèles productifs qui avec le développement des techniques, la délocalisation et la globalisation des entreprises, précarisent, fragilisent le travail.
Avoir le courage de constater que, sans une forte intervention publique apte à créer de bons emplois et une redistribution du travail, il y aura des milliers de personnes qui seront exclues du marché du travail.
Reconnaitre l’urgence de garantir un revenu à qui ne trouve pas sa place dans le marché du travail ou en est sorti avant d’avoir engrangé le droit à la retraite.
Comprendre comment agissent négativement les contre réformes du marché du travail et de l’école, le démantèlement de l’Etat providence et les réformes constitutionnelles.
Cela veut dire imaginer une société plus égalitaire face à celle construite par le néo libéralisme.

Et l’intérêt d’un « Workers act » qui remplace les tendances involutives actuelles et engage une transformation de nos institutions du travail pour élargir de manière systématique la disponibilité d’emplois, de travaux utiles et efficaces.

Un objectif réalisable s’il se base sur quatre lignes directrices, non indépendantes : la présence d’un recours au travail en dernière instance ; la réduction des horaires de travail pour une meilleure redistribution du travail existant ; la relance de nouvelles politiques industrielles dans les secteurs potentiellement importants de l’économie ; la redéfinition de la protection sociale dans le cadre d’un nouvel Etat providence.
Tout en tenant compte des multiples implications d’une telle ligne politique pour le travail, la partie centrale d’un nouveau projet de politique économique. »

 

Sbilanciamoci : « Workers Act. Le politiche per chi lavora e per chi vorrebbe lavorare », ( « Workers Act, des politiques pour qui travaille et qui voudrait travailler. ») ouvrage collectif, mai 2015, Rome.