Imprimer

« C'est la barbarie. Je la vois venir masquée sous forme d’alliances sans foi ni loi et d‘asservissements prédéterminés. Ce ne sont pas les fours d'Hitler, mais une soumission quasi scientifique et méthodique de l'homme. Son humiliation absolue. Sa disgrâce » Odysséas Elýtis, poète grec, dans une conférence de presse lors de la remise du prix Nobel (1979)

Il n'y a qu'une seule chose que je ne comprends pas. Comment Tsipras peut-il dormir la nuit, alors que presque tous les Grecs présentent un symptôme psychosomatique quelconque ?

 

Le spectre de la mort plane sur la Grèce. C'est en fait la mort de l'espoir. Quand vous réalisez que vous avez été dupé, que le moindre de vos droits a été violé et qu’avec une certaine perversité que l’on vous a demandé de participer à votre propre viol. Le choc de la capitulation soudaine et de la destruction des deux sujets politiques sur lesquels la nation avait placé ses espoirs, rend le peuple complètement impuissant ; dans un sens castré, privé de toute force, de la volonté même de réagir ou de faire quoi que ce soit.

Ils ne tuent pas les Grecs, mais ils ont tué leur espoir. Pour l'instant, au moins. En fait, la mort est, en réalité, la religion de ce nouvel « Empire de la finance », le régime issu du processus de « mondialisation », reflète la transition du néolibéralisme au capitalisme « destructeur ». C'est une autre forme de capitalisme ; celle qui n'utilise pas simplement la « destruction créatrice » afin de promouvoir le « développement et le progrès », mais fait de la destruction son unique projet sans fin. Comme tout autre nouveau système socio-économique, il porte en lui une "idéologie" et une "religion".

Par le terme « Empire de la finance », on entend la partie du capital financier mondial qui a les ressources et la stratégie pour tenter d'imposer une dictature mondiale, en collaboration avec le complexe militaro-industriel américain. Sa manifestation idéologique et politique s'articule autour des projets politiques du « néolibéralisme » et du « néo conservatisme » ; sa colonne vertébrale est formée de quelques grandes banques mondiales et d'autres institutions financières, son outil principal est la mainmise qu'il détient sur les médias, les institutions européennes et les élites politiques et le complexe militaro-industriel américain, son allié stratégique et son complément. Ce sont les léninistes « des marchés » (et des interventions militaires), qui, imitant la stratégie de l'athénien Alcibiade, utilisent les chocs de manière systématique, les coups d'État et le chaos pour réaliser leur agenda.

Le résultat de la crise de l'été grec constitue le triomphe de cet Empire.

Les grands perdants

1. Le peuple grec. Les Grecs ont vu leur « Non » victorieux, le front social fort contre cette dictature financière « décapité » ! Maintenant, cette tête vivante mais sans corps est utilisée contre eux ! Un nouveau mémorandum, encore plus sévère a été imposé à une Grèce déjà dévastée. Un régime d'anomalie politique aiguë, directement dirigé par une instance de « supervision internationale » a été installé.
Quelques éléments positifs demeurent encore. Tout d'abord, la légitimité des 62 % de Non, c’est une preuve, quelque soit l’avenir, que le peuple grec est encore bien vivant, au milieu de la nuit noire européenne et internationale.

La question grecque a été internationalisée. Les créanciers devront payer le prix pour ce qu'ils font à la Grèce. Qu’importe que le résultat des élections du 20 septembre soit officiellement légal il n’est pas légitime, tout le monde a compris que les gouvernements européens, l'UE et le FMI, ont imposé une dictature en Grèce.

2. L’Allemagne a subi sa plus grande défaite politique internationale depuis 1945. Elle a perdu toutes les possibilités pour conduire l'Europe pour les années à venir. Beaucoup d'Européens voient aujourd'hui en l’Allemagne une puissance maléfique, qui tente de réaliser maintenant, par d'autres moyens, ce qu'elle n'a pas réalisé dans le passé. Berlin paiera un prix politique élevé à faire croître les intérêts du capital financier international en Europe. Goldman Sachs s’est substitué à la super structure européenne (BCE) et les Allemands en paieront la facture politique très lourde.

L'idée de l'intégration européenne a également subi un sérieux coup ; en particulier, l'idée d'une Europe prospère, démocratique, sociale et indépendante.

C'était également une grave défaite pour la France. Elle prouve à nouveau que cet État a été «kidnappé », qu’il est devenu un simple instrument de Washington, de la Finance et des extrémistes néoconservateurs ; juste l’ombre d’un pays autrefois dirigé par le général De Gaulle. Comme dans d'autres pays européens, il ne sert plus à demander qui gagne les élections, la gauche ou la droite ; Il serait plus approprié de demander si ce sont les banques Rothschild ou les banques Rockefeller qui gagnent.

3. La Gauche européenne a prouvé son incapacité ou son refus à mener la révolte pacifique d'une nation européenne qui essayait de se sauver. La direction d'un de ses partis a trahi.

Il est devenu évident que la gauche européenne n'a aucun plan, aucune stratégie au-delà d’une liste de vœux bien pensants et d’une notion abstraite de la démocratie. Il manque une stratégie visant à réaliser ses objectifs de politiques, et une volonté suffisante pour soutenir jusqu'au bout, si nécessaire, la lutte contre le totalitarisme financier.

Ces évolutions constituent également indirectement, une erreur stratégique claire pour la Russie (et dan s une certaine mesure la Chine et le reste des membres des BRICS). L'affaiblissement – presque l’abolition – de la souveraineté nationale grecque (qui par défaut étant multiple, chypriote) constitue un changement majeur dans l'équilibre géopolitique régional de la Méditerranée orientale. Il contribue de manière significative à la création d'une nouvelle Méditerranée maillon dans une chaîne d’« encerclement » de la Russie, afin de la contenir (et en augmentant même la possibilité d'une guerre contre elle).
Bien sûr, l'énorme « révolte potentielle » du peuple grec est toujours réelle dans cette région, mais « potentielle » car elle n’a plus de leadership politique
.
Les grands gagnants.

1. L’argent, la Finance, qui, au fur et à mesure des évènements, à chaque grand tournant dans l'évolution de la crise, l’emporte à l'aide de la crise elle-même pour réaliser le changement de régime. Non seulement ils auraient pu éviter de payer le coût d'une crise qu'ils ont causé, mais il continue de détruire la Grèce à l'aide d’une dette insoutenable durable, comme outils de sa politique. En détruisant la Grèce, ils sont capables de maintenir l'apparence de la stabilité économique et politique européenne. Ils cherchent maintenant à rendre la démocratie bourgeoise vide de toute signification réelle (votre vote ne compte pas), pour démolir entièrement toute notion de l'État social, pour détruire les nations européennes comme des entités politiques et culturelles distinctes ; de promouvoir leur domination sur un « Homo Economicus » amorphe.

2. Les États-Unis ont réussi à faire « exploser » la « bombe » SYRIZA par le biais de l'influence qu'ils exercent sur la direction du parti ; une bombe qui pouvait éventuellement menacer l'ordre néolibéral européen (et l'unité de l'Union européenne réalisée contre les Russes).
Ils ont réussi à empêcher le passage d'Athènes à Moscou et ils ont réussi à transformer la direction d'une force politique, très critique des Etats-Unis et d'Israël, en leur meilleur amie !
De cette façon ils purent également enfin utiliser la révolte grecque trahie pour freiner les aspirations hégémoniques allemandes et les plus élémentaires exigences pour l'indépendance européenne.
C'est Washington qui a imposé à la fin l'accord final à une Allemagne réticente et une Grèce pétrifiée, usant de son influence sur Paris, Rome, sur la Commission et le FMI. Au moment le plus critique de la crise européenne, Washington a prouvé qu'il fait, après tout, la loi en Europe !
Par ailleurs, l'issue de la crise grecque représente un grand pas vers l'éviction de toute influence géopolitique européenne indépendante dans la région de la Méditerranée orientale et des Balkans.

En 2002-03, beaucoup d'européens ont accusé les USA pour les guerres au Moyen-Orient et pour avoir tenté de diviser l'Union européenne, en soutenant la « Nouvelle Europe » contre Paris et Berlin. Ils apparaissent maintenant comme une bonne force aux yeux de près de la moitié des européens, en particulier aux yeux des victimes de Merkel.

3. Les « extrêmes » européens, la droite « radicale ». Après le quasi-effondrement de SYRIZA comme parti de la gauche et force démocratique nationale, la droite extrême et radicale apparaît comme la principale bénéficiaire des sentiments de ressentiment dans les sociétés européennes, en particulier dans les pays d'Europe du Nord les plus riches.

Il est vrai que la « colère », qui cherche des solutions vers l'extrême droite, rencontrera un plus grand risque de souffrance, de déceptions et de défaites, semblables à celles subies par le peuple grec avec SYRIZA. Mais ils ne le savent pas encore !

Il est important, dans ce contexte, de rappeler que la faillite grecque et les ravages ne peuvent pas être imputés au seul leader de la gauche grecque. Ils devraient l'être aussi sur celui qui est « radical », soi-disant « nationaliste », « souverainiste » de droite, qui a participé au sein du gouvernement grec.

« L'Empire » va essayer d'utiliser la « droite radicale » pour faire passer son « plan B » européen. En cas d'échec de sa tentative d'imposer le nouvel ordre européen sous l’emballage « libéral », ou si les choses évoluent vers une crise de l’UE ou sa dissolution, ils essaieront alors probablement d'utiliser l’extrême-droite « radicale » pour justifier un retour au comportement autoritaire, pour recueillir les sentiments d'exaspération sociale, et les diriger dans une direction contre l'Islam, mais sans léser les intérêts essentiels du capitalisme européen et des États-Unis, par le même mécanisme qui a fonctionné efficacement dans les années de guerre.

Chaque nation européenne devra se défendre contre ces monstrueuses « forces du marché » et ces menaces géopolitiques énormes, si elle veut continuer à exister. Mais l'avenir du continent sera déterminé par la façon dont elles procéderont. Et aucune d'elles ne peut réussir à la fin, qu’en s'appuyant uniquement sur son « nationalisme » propre et distinct.

4. Israël a également réussi à développer, de manière spectaculaire, son influence sur la région et sur la politique de la Grèce, un pays traditionnellement le plus attaché en Europe à la cause palestinienne et au monde arabe. Sous l'administration des Tsipras-Kammenos, le gouvernement grec a signé un accord le plus avancé dans la coopération militaire avec Tel-Aviv ; un type d'accord qu’aucun autre pays dans le monde, sauf aux États-Unis, n'a jamais signé avec Israël. Les forces armées grecques ont maintenant des liens extrêmement étroits avec les Israéliens.

Stratégiquement parlant, en cas de dissolution du projet européen, le plan B des américains et des israéliens pourrait être la formation, sous leurs auspices, d'une Union méditerranéenne intégrée sur une orientation antirusse.

Conclusion

Une première conclusion que nous pouvons tirer, qui revêt une importance critique, globale et significative, est qu'il est impossible de faire face à cet « Empire », financier, ou en termes géopolitiques, avec des demi-mesures.

Mais en Grèce, en Europe, Russie, Chine et partout, dans la « gauche radicale » et la « droite radicale », il existe des forces puissantes qui survivent et qui cherchent à apaiser et à parvenir à un compromis avec l’ « Empire ». Dans le même temps, les sociétés et les nations restent passives et dans la confusion – principalement en raison du lavage de cerveau massif des medias – avec l'espoir qu'ils réussiront à conserver leurs gains sans subir des risques de "choc", "conflit" ou "bataille". Malheureusement, lorsque nos sociétés sont réveillées par la nécessité d'agir, il est généralement trop tard.

La combinaison de ces facteurs – ainsi que le fait que l’ « Empire » ait une stratégie claire, contrairement à ses adversaires qui n'ont ni stratégie, ni vision convaincante - lui a permis de triompher jusqu'à présent. La clé de son triomphe est autant cette stratégie que sa puissance considérable à mettre en place (ou non) son « plan B» pour l'avenir du monde – un plan tellement révoltant qu'il ne peut être exposé sans agir sur l'existence et la structure de l'Empire lui-même.

Affronter les défis de cet Empire économique et géopolitique, nécessite aux niveaux nationaux et internationaux des mobilisations populaires actives pour avoir une chance de résister, basées sur un programme sérieux pour la défense des besoins élémentaires de l'humanité et de la paix dans le monde, définissant des solutions de rechange fiables et convaincantes dans le cadre d’une nouvelle vision alternative - et de vaincre, les menaces totalitaires qui pèsent sur nos sociétés.

Athènes, Janvier 2016
*Comité de rédaction d’Utopie Critique