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Thomas Fazi, écrivain et journaliste, Italie

Pour l’Allemagne, l’Européisme a fourni aux élites du pays l’alibi parfait pour dissimuler leur projet hégémonique derrière le voile idéologique de « L’intégration européenne »

Après l’élection d’Emmanuel Macron en France, beaucoup (dont moi-même) ont fait valoir que c’était le signal d’un renouveau de l’alliance franco-allemande pour la relance vers une intégration économique et politique de l’Europe par le haut ; une politique estimée par la plupart des commentateurs et politiciens comme devant permettre un développement positif et sans ambiguïté. Parmi les réformes prétendument « en retard » qui seraient sur la table : la création d’une pseudo « union budgétaire » soutenue par (un maigre) « euro budget », ainsi que la création d’un « ministre des Finances européen », points centraux du plan de Macron pour « refonder l’UE ». Une proposition qui soulève un certain nombre de questions très préoccupantes du point de vue tant politique qu’économique.

L’optimisme (injustifié) des intégrationnistes, a été de courte durée. Le résultat des élections allemandes a vu l’essor des deux partis les plus farouchement anti-intégrationnistes, le FDP de droite et l’Afd d’extrême-droite. Le récent échec des pourparlers de coalition entre la CDU de Merkel, le FDP et les verts, peut signifier un gouvernement intérimaire pendant des semaines, voire des mois et conduire à de nouvelles élections (les sondages montrent que les résultats seraient à peu près les mêmes que ceux de Septembre). L’agitation croissante en Allemagne contre les 13 longues années de réformes d’Angela Merkel, qui trouve en Macron un partenaire, signifie que tous les plans que Merkel et Macron pourraient avoir esquissés dans les coulisses, pour intégrer davantage les politiques au niveau européen, sont maintenant, presque certainement, noyés. Ainsi, même l’union budgétaire proposée par Macron semble maintenant difficile à tenir, selon la plupart des commentateurs.

À ce stade du parcours de la formation ou non d’un gouvernement allemand, l’approche « minimaliste » en matière de politique européenne, gravée dans la pierre par l’infâme et maintenant ancien ministre des finances, Wolfgang Schäuble, dans un « document officieux » publié peu avant sa démission est celle qui a la meilleure chance de recueillir le soutien de plusieurs partis, indépendamment de l’issue des pourparlers de coalition (ou de nouvelles élections).
L’objet principal de la proposition de Schäuble – son obsession depuis toujours - consiste à donner au mécanisme de stabilité européen (MSE) qui allait devenir un « Fonds monétaire européen », le pouvoir de diriger (et, idéalement, d’appliquer) le Pacte Fiscal. Une réponse aux appels précédents de Schäuble pour la création d’un commissaire européen au budget ayant le pouvoir de rejeter les budgets nationaux : c’est-à-dire le patron d’une fiscalité supranationale. Le but est clair : limer davantage le peu de souveraineté et d’autonomie des Etats, notamment dans le domaine de la politique fiscale, et faciliter l’imposition des « réformes structurelles » néolibérales sur les pays réticents : flexibilité des marchés du travail, réduction des droits de négociation collective, etc.

À cette fin, les autorités allemandes souhaitent même que l’adhésion à ce fonds de cohésion de l'UE soit la condition à la mise en œuvre de ces réformes, qui renforcent encore davantage la subordination des Etats de l’UE, en poussant les accords existants toujours plus loin. En outre, comme l’indique Simon Wren-LewisSimon Wren-Lewis professeur d’économie, Grande Bretagne, le conflit politique d’intérêt avec une institution de prêt au sein de la zone euro, finirait par imposer par ce biais encore plus d’austérité sur un pays qui serait en voie d’amélioration. Jusqu'à une date récente, ces propositions n’ont pas pu se matérialiser, entre autres raisons, par l’opposition de la France à toute autre manifestation de réduction de la souveraineté nationale en matière de politique budgétaire. Macron, a fermement rompu avec l’attitude traditionnellement souverainiste de la France, avec ce qu’il appelle la « Souveraineté européenne ». Il est donc l’allié parfait pour les plans de l’Allemagne.

Une autre proposition qui va dans le même sens vient du Conseil allemand des Experts en économie, est de restreindre l’utilisation des obligations souveraines des banques. Cherchant ostensiblement à « rompre le lien entre les banques et le gouvernement », et pour « assurer la viabilité de la dette à long terme », il appelle à :
- supprimer l’exemption de la pondération des risques souverains, ce qui signifie essentiellement que les obligations d’État ne seraient plus considérées comme un actif sans risque pour les banques (soumises aux règles de Bâle), mais il pourrait être « pondéré » comme « risque de défaut souverain » du pays en question (tel que déterminé par les agences de notation),
- cacher le risque souverain du poids de l’exposition des banques,
- introduire un « mécanisme de l’insolvabilité souveraine » automatique qui s’étendrait essentiellement aux banques de l’union bancaire qui respecteraient ces nouvelles règles. Si un pays exige une assistance financière du Fond Monétaire européen, quelle qu’en soit la raison, il lui faudra rallonger les échéances de ses obligations souveraines (la réduction de leur valeur marchande entrainera de lourdes pertes pour tous les détenteurs de ces obligations) et, si nécessaire, imposer une « caution » nominale sur les créanciers privés.

Comme l’a noté l’économiste allemand Peter Bofinger (seul membre du Conseil allemand des Experts économiques à voter contre le plan souverain), il faut s’attendre à l’ouverture d’une nouvelle crise de la dette souveraine dans le style de celle de 2012. Lorsque le rendement des obligations des pays de la périphérie est passé rapidement à des niveaux insoutenables, il leur a été plus en plus difficile d’assurer leurs échéances de dette à des prix raisonnables. Finalement ils ont été forcés de faire appel au Marché européen, entrainant ainsi de plus lourdes pertes pour leurs banques et relançant une austérité plus forte.

Cela équivaudrait essentiellement à un retour au statu quo d’avant 2012, avec des gouvernements une fois de plus soumis à la « discipline » supposée des marchés, notamment dans le cadre d’un affaiblissement probable du programme d'assouplissement quantitatif (QE) de la BCE. L’objectif de cette proposition est la même que celle de « Fonds monétaire européen » de Schäuble : forcer les Etats membres à appliquer une austérité permanente.

Bien sûr, la souveraineté nationale dans de nombreux domaines – notamment la politique fiscale – est déjà gravement minée par le système complexe des nouvelles lois, règles et accords introduits ces dernières années, y compris, mais sans s'y limiter, par les six packs, et les deux packs du Pacte fiscal, et la procédure semestrielle d’analyse des déséquilibres macroéconomiques.

À la suite de ce nouveau système de la gouvernance économique européenne post Maastricht, l’Union européenne s’est effectivement transformée en pouvoir souverain, capable d’imposer des règles budgétaires et les réformes structurelles aux États membres, en dehors des procédures démocratiques et sans contrôle démocratique. L’Union européenne, quasi constitutionnellement intégrée, avec un inhérent déficit démocratique (structurel) a donc évolué en une forme encore plus antidémocratique de « constitutionnalité autoritaire » loin des éléments d’une démocratie formelle, ce qui conduit certains observateurs étrangers à dire que l’UE « peut facilement devenir le prototype post démocratique et même une structure de gouvernance pré dictatoriale contre la souveraineté nationale et la démocratie ».

La question des retraites qui a toujours été un bastion de la souveraineté nationale, est un exemple de ce que représente la réunion semestrielle européenne, l’instrument clé de l’UE pour la politique d’orientation et de contrôle : elle est placée maintenant sous l’égide d’un contrôle supranational. Les pays sont censés appliquer ces nouvelles mesures (ou faire face à des sanctions s’ils refusent) : augmenter l’âge de la retraite en lien avec l’espérance de vie ; réduire les programmes de retraites anticipées, améliorer l’employabilité des travailleurs âgés et promouvoir l’éducation et la formation ; s’appuyer sur une épargne privée pour améliorer les revenus de retraite ; et éviter d’adopter des mesures liées aux pensions qui compromettent leur viabilité à long terme et l’adéquation des finances publiques.

Cela a conduit à la mise en place dans différents pays de plusieurs types de mécanismes automatiques de stabilisation pour les systèmes de pension qui en modifient la valeur par défaut, afin que les prestations ou les cotisations s’ajustent automatiquement aux conditions démographiques et économiques souhaitées sans intervention directe des politiciens. On trouvera dans le Pacte Fiscal un « mécanisme de correction automatique » similaire qui concerne la politique budgétaire.

Le but de tous ces mécanismes « automatiques » est clairement de mettre l’économie en « pilote automatique », et d’éliminer tout élément de discussion démocratique et/ou de prise de décisions à l’échelle nationale ou européenne. Ces changements ont déjà transformé les Etats européens en entités au mieux « semi souveraines ». En ce sens, les propositions actuellement à l’étude marquent la transformation définitive des Etats d’entités demi souveraines en entités de facto non souveraines (et plus en plus de jure – selon le droit).

Indépendamment de l’intérêt de pure forme des fonctionnaires nationaux et européens pour de nouvelles atteintes à la souveraineté nationale, soi-disant pour une plus grande « démocratisation » de la zone euro, les réformes actuellement sur la table peuvent être considérées comme l’ultime étape d’une guerre de trente ans contre la démocratie et la souveraineté nationale, menée par les élites européennes, pour limiter la capacité démocratique des peuples à influer sur la politique économique. Et permettre ainsi l’imposition de politiques néolibérales qui, dans le cas contraire, ne pouvaient pas être réalisables politiquement.

En ce sens, le processus d’intégration économique et monétaire européen devra être considéré, dans une large mesure, comme le projet d’une classe intrinsèquement néolibérale, poursuivi par tous les capitalismes nationaux ainsi que par le capital transnational financier.

Toutefois, pour comprendre le processus de restructuration en cours en Europe, nous devons aller au-delà de la dichotomie simpliste capital/travail qui sous-tend les nombreuses critiques de l’UE et de la zone euro qui analysent les politiques de l’EU et du Marché européen comme l’expression d’une classe capitaliste européenne transnationale (post-nationale), unitaire et cohérente.

Le processus en cours ne peut être compris à la seule lumière des tensions géopolitiques et économiques, des conflits entre les principaux Etats capitalistes et les blocs régionaux, ou des conflits d’intérêts inter-États entre les différentes fractions du capital financier et industriel, qui ont toujours caractérisé l’économie européenne.

En particulier, cela signifie saisir la lutte historique de l’Allemagne pour l’hégémonie économique sur le continent européen. Ce n’est pas un secret que l’Allemagne est aujourd'hui la première puissance économique et politique de l’Europe, tout comme quoi rien ne se fait en Europe sans le sceau de l’Allemagne. En fait, il est courant de faire référence au « Nouvel empire » de l’Allemagne.

Un éditorial controversé du Spiegel est allé jusqu’à faire valoir qu’on peut parler de la montée d’un « quatrième Reich » : « Cela peut sembler absurde, compte tenu du fait que l’Allemagne d’aujourd'hui est une démocratie réussie sans trace du national-socialisme, et que personne ne saurait en fait associer Merkel avec le nazisme. Mais aujourd’hui une réflexion sur le mot « Reich », ou empire, n’est peut-être pas tout à fait hors de propos. Le terme se réfère à une domination, avec un pouvoir central exerçant un contrôle sur beaucoup de peuples différents. Selon cette définition, serait-il erroné de parler d’un  Reich allemand dans le domaine économique ? »Der spiegel édition du 23/03/2015

Plus récemment, un article paru dans « Europe Politico »14/06/2017 – codétenu par le magnat de presse allemand Axel Springer AG – a candidement expliqué pourquoi « La Grèce est de facto une colonie allemande ». Il a noté comment, malgré les supplications de Tsipras pour l’allégement de la dette, le dirigeant grec « a peu de choix, sauf de tenir compte de la volonté de ses maîtres nouveaux « colons », c'est-à-dire, les Allemands.

C’est parce la dette publique dans la zone euro est utilisée comme un outil politique – un outil de discipline – pour obtenir des gouvernements qu’ils mettent en œuvre des politiques socialement nuisibles (en les dépeignant comme une fatalité pour pousser les citoyens à les accepter). C’est pourquoi l’Allemagne continue de refuser d’envisager sérieusement toute forme d’allégement de la dette de la Grèce, malgré ses divers engagements et promesses de ces dernières années. La dette est la chaîne qui maintient la Grèce (et d’autres États membres). Pour lui éviter de s’égarer « bien sûr ».

Même si le pouvoir exercé par la « Puissance coloniale » sur l’Europe est maintenant ouvertement reconnu par la presse grand public, il est toutefois monnaie courante de considérer cette position dominante de l’Allemagne comme un accident de l’histoire : nous serions en présence d’un « Accidental empire », qui n’est pas le résultat d’un plan général, mais qui aurait émergé presque par hasard – contre les souhaits de l’Allemagne elle-même – à la suite de défauts d’une conception de l’euro, qui ont permis à Allemagne et ses satellites de poursuivre une stratégie néo mercantile et ainsi accumuler des excédents courants énormes.

Maintenant, il est certainement vrai que la conception de l’euro – fortement influencée par l’Allemagne – a profite inévitablement à une économie orientée vers l’exportation comme celle de l’Allemagne, plus qu’aux économies axées sur la demande, telles que celles du sud de l’Europe. Cependant, il y a suffisamment de preuves pour appuyer l’argument selon lequel l’Allemagne, loin d’être devenue accidentellement la puissance dominante européenne, a activement et consciemment poursuivi une stratégie expansionniste et impérialiste dans – et à travers – l’Union européenne pendant et pour des décennies.

Même si nous limitons notre analyse aux politiques post-crise de l’Allemagne (même si il y beaucoup à dire à propos de l’Allemagne sur la réunification politique et la délocalisation ultérieure de la production vers l’Europe de l’Est dans les années 1990), il serait très naïf de voir le manque de souplesse de l’Allemagne – sur l’austérité, par exemple – comme un simple cas d’obstination idéologique, compte tenu de l’importance de ces politiques pour le bénéfice de l’Allemagne (et dans une moindre mesure, de la France).

L’Allemagne (et la France) ont été les principales bénéficiaires du sauvetage des pays souverains de la périphérie, qui est surtout essentiellement un plan de sauvetage secret des banques allemandes (et françaises). La plupart des fonds ont été acheminés vers les banques créancières fortement exposées aux risques des banques des pays de la périphérie (et dans une moindre mesure des gouvernements). La politique allemande, selon Helen Thompson, a « majoritairement servi les intérêts des banques allemandes »Helen Thompson (department of politics and international studies university Camridge U.K)

Il s’agit d’un exemple révélateur de ce qu’est la politique allemande (et les politiques de l’UE en général), un ordo libéralisme – c’est à dire une intervention minimale de l’État et un régime strict de règles - qui sont en réalité fondées sur une vaste intervention de l’État au nom du capitalisme allemand, tant au niveau national qu’européen.

Comme le souligne Andy StoreyAndy Storey est lecteur en political economy a l’University College de Dublin and membre de l’human rights group Action from Ireland (Afri), non seulement le gouvernement allemand, a montré tout au long de la crise, un mépris flagrant envers la règle ordo libérale de non-ingérence dans le fonctionnement du marché et des institutions publiques en s’engageant, suite à la crise financière, dans un programme massif de style keynésien et en poussant des programmes de sauvetage des banques allemandes largement absoutes de leur responsabilité pour leurs prêts téméraires à la Grèce et à d’autres pays ; les autorités allemandes ont également été plus qu’heureuses d’être en accord – et encourager – les institutions européennes à l’« exercice d’un pouvoir exécutif non restreint » et à l’abandon plus ou moins complet des cadres strictes, fondé sur des règles.
Storey se réfère en particulier à l’utilisation par la BCE de son monopole d’émission de monnaie pour forcer les Etats membres de la BCE à abdiquer « pour maintenir la rentabilité des banques allemandes, l’hégémonie allemande sur l’Euro zone, ou la survie de la zone euro elle-même ».

L’Allemagne (et la France) sont également les principales bénéficiaires du processus continu de « mezzogiornisation » des pays de la périphérie – souvent aggravé par la troïka avec les privatisations forcées –, qui, ces dernières années a permis à des entreprises allemands et françaises de prendre le pouvoir (ou des intérêts) sur un grand nombre d’entreprises dans les pays de la périphérie, souvent à des prix d’aubaine. Un cas médiatisé étant celui des 14 aéroports régionaux grecs repris par l’exploitant allemand d’aéroports, Fraport.

L’offensive corporatiste de la France en ItalieBloomberg (groupe d’information américain économie et marchés financiers) est un autre exemple : dans les cinq dernières années, des sociétés Françaises ont lancé 177 OPA en Italie, pour une valeur totale de $ 41,8 milliards, à comparer aux 6 rachats par l’Italie en France durant la même période.

C’est un phénomène de « centralisation » accrue du capital européen, caractérisé par une concentration progressive du capital et de la production en Allemagne et dans d’autres pays principaux, dans les secteurs comme la logistique et la distribution, par exemple, qui conduit plus généralement à une relation de plus en plus déséquilibrée entre les pays les plus forts et les plus faibles de l’union.

Ces transformations ne peuvent pas être simplement décrites comme un simple processus sans objet, bien qu’il puisse exister des raisons structurelles dans les pays les mieux développés, comme l’Allemagne et la France qui ont bénéficié plus que d’autres de la réduction des tarifs douaniers et des barrières liées à l’introduction de la monnaie unique. Nous devons également reconnaître qu’il y a des lieux de pouvoir économico/social qui sont actifs et qui façonnent ces processus impérialistes, et qu’ils doivent être analysés comme une lutte non résolue entre capitalistes, entre le capital du cœur de l’Europe et celui de la périphérie.

Dans cette perspective, la dichotomie qui apparait souvent dans le discours européen entre nationalisme/européisme est profondément erronée. Les deux, en fait, vont souvent de pair. Dans le cas de l’Allemagne, par exemple, l’européisme a fourni aux élites du pays l’alibi parfait pour dissimuler leur projet hégémonique derrière le voile idéologique de « L’intégration européenne ». Ironiquement, l’Union européenne – qui aurait été créée comme un antidote contre les nationalismes pervers du XXe siècle – a été l’outil à travers lequel l’Allemagne a été en mesure d’atteindre le « nouvel ordre européen » théorisé par les idéologues nazis dans les années 1930 et au début années 1940.

En bref, l’Union européenne doit être vue comme un projet du capitalisme transnational, subordonné à une hiérarchie claire, basée sur la position dominante de la puissance allemande. En ce sens, les élites nationales dans les pays de la périphérie qui ont soutenu le projet hégémonique de l’Allemagne (et continuent de le faire, en soutenant le projet d’intégration européenne) peuvent ainsi être comparées à la bourgeoisie compradore de l’ancien système colonial – élites et classe moyenne d’un pays, alliées à des intérêts étrangers en échange d’un rôle subordonné dans la hiérarchie dominante du pouvoir.

De ce point de vue, la reprise probable du bloc franco-allemand est une évolution très inquiétante, puisqu’il annonce une consolidation du bloc impérialiste européen conduit par le capital allemand – et une autre « Germanisation » du continent. Cette évolution ne peut être comprise indépendamment des mouvements importants qui se déroulent dans l’économie politique mondiale – à savoir la crise organique de la mondialisation néolibérale, qui suscite des tensions croissantes entre les diverses fractions du capital international, plus particulièrement entre les Etats-Unis et l’Allemagne.

Les critiques répétées du Trump sur les politiques mercantiles de l’Allemagne envers ses voisins, devraient être comprises à la lumière de cela. Il en va de même pour l’appel récent de Merkel – beaucoup célébré par la presse grand public - à une Europe plus forte contre l’unilatéralisme de Trump. Le but de Merkel n’est pas, bien sûr, de rendre « L’Europe » plus forte, mais plutôt de renforcer la position dominante de l’Allemagne vis-à-vis des autres puissances mondiales (les États-Unis mais aussi la Chine) grâce à la consolidation du contrôle de l’Allemagne sur l’économie continentale européenne, dans un contexte d’intensification de la concurrence entre capitalismes mondialisés.

C’est devenu un impératif pour l’Allemagne, surtout depuis que Trump a osé défier ouvertement l’autojustification idéologique qui sous-tend le mercantilisme de l’Allemagne – une forme particulière de nationalisme économique que Hans Kundnanispécialiste de l’Europe (Washington DC) a surnommé « Export nationalismus », fondé sur la croyance que l’excédent commercial massif de l’Allemagne est uniquement le résultat de l’excellence de l’Allemagne en matière de fabrication (Deutschland quality) plutôt que le résultat de pratiques commerciales déloyales.

C’est pourquoi, si l’Allemagne veut maintenir sa position hégémonique sur le continent, elle doit rompre avec les Etats-Unis et serrer les boulons de la maison européenne. À cette fin, elle a besoin de s’emparer de l’établissement le plus convoité d’entre tous – la BCE –, qui jusqu’ici n’a jamais été sous contrôle allemand direct (même si la Bundesbank exerce une influence considérable sur elle, comme chacun sait). En effet, de nombreux commentateurs reconnaissent ouvertement que Merkel a les yeux de Chimène pour la présidence de la BCE. Cela placerait efficacement l’Allemagne directement à la barre de la politique économique européenne.

Encore plus inquiétant, l’Allemagne n’agit pas seulement pour étendre son contrôle économique sur le continent européen ; elle veut aussi reprendre la main sur les questions militaires, pour une « coopération européenne », sous l’égide allemande, bien sûr.

Comme Foreing Policy l’a révélé récemment dans un article, « L’Allemagne construit tranquillement une armée européenne sous son commandement ».Elisabeth Brauw, Foreing Policy, édition du 22/05/2017 Cette année, l’Allemagne et deux de ses alliés européens, la République tchèque et la Roumanie, ont annoncé l’intégration de leurs forces armées, sous le contrôle de la Bundeswehr. De même que l’ont déjà fait deux brigades néerlandaises, dont l’une a rejoint la Division des forces d’intervention rapide de la Bundeswehr et l’autre qui a été intégrée à la 1re Division de blindés de la Bundeswehr.

En d’autres termes, l’Allemagne contrôle déjà les armées de quatre pays. Et « Foreign Policy » note que cette initiative est « susceptible de se développer ». Ce n’est pas surprenant : si l’Allemagne (« l’UE ») veut devenir véritablement autonome des États-Unis, il lui faut acquérir la souveraineté militaire qui lui manque actuellement.

L'Europe est donc à la croisée des chemins : les forces de gauche, et les pays périphériques plus généralement, devront faire un choix entre :

a) accepter la transition de l'Europe vers un système continental entièrement post-démocratique, hyper-compétitif, dirigé par l'Allemagne, dans lequel les États membres (à l'exception de ceux qui sont à la tête du projet) seront privés de toute souveraineté et de toute autonomie, en échange d'une façade démocratique formelle au niveau supranational, et leurs travailleurs soumis à des niveaux d'exploitation toujours plus élevés,

b) ou regagner la souveraineté nationale et l'autonomie au niveau national, avec tous les risques à court terme qu'une telle stratégie implique, comme seul moyen de restaurer la démocratie, la souveraineté populaire et la dignité socioéconomique.

En bref, le choix est entre la « post-démocratie européenne » ou « post européenne démocratie ».

Il n’y a pas de troisième voie. Surtout compte tenu des tensions croissantes entre l’Allemagne, les Etats-Unis et la Chine, les pays de la périphérie devraient se demander s’ils veulent être de simples pions dans ce « nouveau grand jeu » ou s’ils veulent prendre leur destin en mains propres.

Janvier 2018, green european journal