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Steffen Stierle, journaliste pigiste à Berlin, il est actif dans Attac-Allemagne. Son thème central est l’économie politique de l’intégration européenne

La Suède a longtemps été le modèle de la dite « économie mixte », mais cette exemplarité a été peu à peu rongée avec son entrée dans l’UE qui lui a imposé ses règles autoritaires en matière d’économie et de social. Ainsi en Suède, comme dans la plupart des pays de l’UE, les réformes fiscales des années 1990 ont accentué les inégalités sociales, en diminuant par exemple la pression fiscale pour les ménages les plus riches, avec la réduction d’impôt sur le capital et la réduction ou l’abandon de l’impôt sur le patrimoine. Dans le même temps, il y a eu des coupes sombres dans les prestations sociales pour les pauvres. Les petites villes en Suède ont souffert de bas salaires, de la dégradation des services et par la suite de l’afflux de nouveaux immigrants. (En 2012 : 1 million 920000 nés à l’étranger ou d’origine étrangère pour 9 millions 550 de Suédois). C’est le terreau du message raciste et nationaliste des « démocrates suédois » aux suédois. Les sociaux-démocrates paient leur soutien au capitalisme et les politiques néo-libérales de ces 20 dernières années.
Le résultat de l’élection générale de 2018 a mis le point final à cette histoire.

Selon le courant dominant pour l’intégration économique et politique de l’Union européenne, le vote du Brexit est tout simplement irrationnel. Les évaluations répétées de son impact présentées au public annoncent une perte de sa puissance économique. Le retrait des britanniques priverait leur société d’une bonne partie de sa prospérité – la gamme de scénarios va d’une baisse forte mais supportable au complet effondrement de son économie.

Certains « gauchistes » ajoutent que les droits sociaux fondamentaux des britanniques seront également en danger, car ils seraient protégés par l’UE. Mais des chercheurs (comme Thomas Fazi et Bill Mitchell) ont déjà souligné les faiblesses des prévisions économiques et ont soutenu qu’il était absurde de considérer l’UE comme un bouclier pour les droits sociaux.

Regardons vers le nord, mais au-delà de la Norvège, cette nation européenne qui par deux fois a voté contre l’adhésion à l’UE par référendum et se trouve maintenant en haut de l’échelle de la prospérité mondiale, ce qui confirme l’argumentation de Fazi et Mitchell.

Penchons-nous d’abord sur la Suède et prenons cette nation qui a été à la base du « modèle scandinave » et qui a rejoint l’UE en 1995, comme exemple pour illustrer les défis qui se sont posés au « modèle social scandinave ». Plus tard, nous examinerons les progrès économiques et sociaux de la Suède depuis son adhésion à l’UE par rapport à ceux de la Norvège. Enfin, dans un entretien avec l’historien et chercheur d’Oslo, Idar Helle, nous aborderons la question : à quel point l’expérience norvégienne peut-elle s’appliquer dans le cas de la Grande-Bretagne ?

La néo libéralisation de la Scandinavie

Un regard sur la Suède montre quel a été le défi représenté par les règles de l’UE contre les Etats-providence généreux et les économies ayant un vaste secteur public. Jusqu'à son accession à l’UE, le pays était considéré comme l’exemple idéal du modèle scandinave de protection sociale : haute, y compris au niveau de la répartition des revenus, un vaste secteur public, une forte redistribution par l’impôt, une politique sociale, etc. Dans l’intervalle, toutefois, l’UE a eu plus d’influence sur la Suède que l’inverse.

Les règles économiques et financières de l’UE sont des règles de droit impératives, c'est-à-dire des règles difficiles, contraignantes et pouvant donner lieu à des « sanctions ». Les domaines dans lesquels la Suède a été en mesure d’exercer une influence, ont été ceux où elle pouvait y incorporer ce vieux fond de traditions scandinaves mais qui ont été jugées inopérantes et non contraignantes face à ce qu’exigeait l’Europe. Qui se souvient de la stratégie européenne pour l’emploi, ou la méthode dite de Coordination de l’UE ? Et pour qui « MSE » signifie encore « modèle social européen » aujourd'hui ? La Suède a contribué a beaucoup de choses, mais ces contributions restent structurellement subordonnées au noyau dur des règles de l’UE pour l’intégration.

En revanche, les règles strictes de l’UE concernant la dette publique ont augmenté la pression sur la Suède pour qu’elle réduise ses dépenses sociales et celles du secteur public. Les règles du marché intérieur et les lois sur la concurrence ont conduit à accroître la libéralisation des marchés, des marchandises et du travail. La concurrence directe, y compris entre les personnels hautement qualifiés et les bas salaires allemands, a permis d’abaisser les hauts salaires. L’accroissement de la concurrence pour obtenir des entreprises qu’elles investissent, a réduit les impôts sur les bénéfices, les revenus de placements et les actifs, dans le monde.

Pour un modèle social fondé sur des impôts élevés, cette « course vers le bas » s’est traduite par des ruptures importantes.

Suède et Norvège en comparaison

La Norvège a un itinéraire différent. Tandis qu’en novembre 1994, 52,3 % des suédois ont voté lors d’un référendum pour l’adhésion à l’UE, les Norvégiens avec une marge toute aussi étroite s’oppose à ce dernier, avec 52,2 % de votants contre l’adhésion à l’UE. La Suède a rejoint l’Union européenne avec l’Autriche et la Finlande en 1995. Comme l’Islande, la Norvège, est resté en dehors de l’union.

Aujourd'hui, la plupart des indicateurs suggèrent que les Norvégiens ont pris la meilleure décision. Alors que la répartition du pouvoir et de la prospérité en Suède a été clairement réalisée au détriment de ceux qui sont souvent appelés les gens « normaux » ou « petites » gens, leur condition en Norvège est demeurée relativement stable, contrairement à la tendance de l’EU.

Selon les statistiques de l’UE, en Suède par exemple, la part salariale de la production économique totale a sensiblement diminué passant de 54,8 % en 2000 à 46,9 %. En Norvège, la part des salaires au tournant du Millénaire était seulement de 43,1 %. Depuis lors, cependant, elle est passé à 47,6 %. Elle est maintenant supérieure au chiffre suédois.

La distribution des salaires au sein des classes sociales présente un tableau similaire : le ratio de 80/20-quintile, c'est-à-dire le rapport entre le revenu le plus élevé de 20 % et le revenu le plus bas de 20% en Suède au tournant du millénaire était de 3,3. Les 20% avec le revenu le plus élevé ont gagné 3,3 fois plus que ceux ayant le revenu le plus bas. En 2016 – la dernière année pour laquelle des statistiques sont actuellement disponibles – le chiffre était de 4,3, une augmentation impressionnante des inégalités. Bien que le fossé se soit creusé aussi en Norvège pendant la même période, il a été beaucoup plus modéré, avec une augmentation de 3,4 à 3,7. Ici aussi, les Norvégiens ont pu rattraper leurs voisins suédois après que ce dernier ait rejoint l’Union européenne.

Et que dire du niveau de salaire général ? Selon les statistiques de l’OCDE, les employés norvégiens ont connu une forte hausse des salaires moyens, de $ 35 800 à $ 46 900, depuis le tournant du Millénaire. En Suède, toutefois, les augmentations de salaire étaient beaucoup plus modérées, passant de $ 29 800 à $ 31 600.

Un faible développement de salaires et de la distribution en Suède est également susceptible d’avoir été en corrélation avec le fait que le degré de syndicalisation des travailleurs, depuis l’adhésion à l’UE, a chuté de plus de 80% à 66,8% en 2015. En Norvège, ce chiffre est sensiblement inférieur à 55% avec un système des négociations collectives différent, mais il est demeuré stable au cours des deux dernières décennies. Ceci suggère que les travailleurs n’ont pas subi une importante perte de puissance, alors qu’en Suède, on peut remarquer une certaine fragmentation.

Alors que, comme les statistiques énumérées ici permettent de voir que les employés en Norvège ont réussi à obtenir une part beaucoup plus importante du gâteau que leurs collègues suédois, la taille du gâteau étant plus ou moins la même dans les deux pays avant que la Suède rejoigne l’UE. Tandis qu’en Suède le Pib moyen par personne atteignait environ $ 30 000, pour arriver aux environs de 45 000 $ en 2017, en Norvège il passait de $ 45 000 à un peu plus de 60 000 $, aujourd'hui. La croissance économique est donc parallèle, mais les investisseurs et les hauts salariés en Suède sont devenus plus puissants et peuvent donc prétendre à une part toujours plus grande de la richesse.

D’autres indicateurs pourraient être cités, par exemple, le niveau de protection des travailleurs, et des salaires, la répartition des actifs ou le degré de contrôle de l’économie par l’Etat. Dans d’autres pays comparables tels que l’Islande et la Finlande, la situation est similaire. Pour le « peuple ordinaire », les personnes qui ne possèdent aucuns actifs significatifs et gagnent leur revenu par le biais de leur travail et/ou du soutien de l’État, il valait mieux être hors de l’UE, au cours de ces vingt à trente dernières années, qu’en dedans.

Et la Grande-Bretagne après le Brexit ?

Mais pourquoi tant de prévisions prédisent-elles une catastrophe économique pour la Grande-Bretagne quand elle quittera l’UE ? Nous avons parlé à Oslo avec l’historien Idar Helle, très actif dans la campagne norvégienne du « No à l’UE » et pour un retrait de l’espace économique européen (EEE), qui lie le pays à plusieurs directives de l’UE. Comme certains auteurs l’affirment, la question de l’adhésion à l’UE en Norvège est depuis longtemps sur la table, tandis que celle des relations commerciales avec l’Union européenne est tout à fait d’actualité. Helle a également suivi de près les négociations du Brexit.

En réponse aux scénarios actuels, selon lesquels la Grande-Bretagne peut s’attendre à des pertes économiques importantes, Helle soutient que ces scénarios offrent au contraire des marges à la politique économique du pays, dès qu’il est plus indépendant. Les pays européens en dehors de l’UE pourraient développer des relations commerciales plus diversifiées et devraient être en mesure de trouver des marchés de vente adéquats à moyen terme. Les nombreuses prévisions reposant statiquement sur les accords commerciaux existants.
Helle a ajouté que la preuve empirique montre que les Etats européens à l’extérieur de l’UE ont un meilleur développement économique sur de longues périodes parce qu’ils sont mieux en mesure de gérer politiquement leurs intérêts nationaux et leurs spécificités. Par exemple, l’indépendance de la Norvège de la politique commerciale de l’UE a permis d’ouvrir les marchés asiatiques et américains sur une grande échelle, c’est pourquoi sa dépendance sur le marché intérieur de l’UE est maintenant beaucoup plus faible qu’il y a 20 ans. La Grande-Bretagne aura également cette marge de manœuvre nécessaire. Elle pourrait bien être encore plus importante, car le pays est plus puissant et a beaucoup plus de poids économique.

Mais Helle met également en garde contre un Brexit doux qui donnerait à l’UE une grande influence sur la politique économique Britannique. Selon son évaluation, l’UE est prête à aller très loin pour sécuriser le régime néo-libéral des nations qui l’entourent. Dans les négociations du Brexit, par exemple, elle tente d’obtenir des garanties du gouvernement britannique qui empêche la nationalisation des infrastructures importantes même après le Brexit. Le prix des relations économiques étroites avec l’UE pourrait donc être une renonciation de grande envergure de la souveraineté politique. La Grande-Bretagne y aurait alors peu gagné.

Droits sociaux dans et en dehors de l’Union européenne

Et qu’en est-il des droits sociaux, le deuxième point important pour la gauche dans le débat sur le Brexit ? Fazi et Mitchell ont expliqué pourquoi les Britanniques devraient avoir de meilleures conditions pour défendre leurs droits à l’extérieur de l’Union européenne. L’exemple de la Norvège appuie cet argument. Après tout, il n’y a aucun autre pays européen avec un système de sécurité sociale aussi fort, une telle vaste gamme de normes de protection des travailleurs et un secteur public important et de qualité.

Helle affirme cela. Il admet, par exemple, que l’attaque contre les droits sociaux en Grande-Bretagne est allée plus loin en de nombreux endroits que dans le reste de l’UE. Cependant, cela s’était produit dans les années 1980, quand l’idéologie néolibérale eu sa phase plus fort et qu’existaient des gouvernements puissants, radicaux-néolibéraux. Aujourd'hui, la situation politique est toute autre. L’agenda néolibéral des Tories est beaucoup moins radical qu’il y a cinq ou dix ans. Le changement dans le parti travailliste est encore plus évident. Le Labour Party a présenté des options anti-néolibérales - qui vont plus loin que la Charte sociale de l’UE, parce que les règles de l’UE ne protègent pas les travailleurs contre le néolibéralisme et elles ne sont que des résidus de droits sociaux.

Il appartiendra au peuple britannique de choisir entre les Partis pour plus de néolibéralisme ou ceux qui veulent un État plus social. Toutes les options sont sur la table. L’argument que l’Union européenne défend leurs droits n’est pas un bon argument et ne tient pas compte de la situation politique réelle, selon Helle.
Soit dit en passant, il est fort possible que le gouvernement britannique puisse tomber avant que les négociations autour du Brexit ne soient terminées. Ensuite, il est également envisageable que le nom du prochain Premier ministre soit celui de Jeremy Corbyn. En tout cas, le maintien à l’adhésion à l’UE ne serait pas un soutien à son programme, mais un obstacle majeur.

Makroscop, août 2018.