Économiste franco-égyptien, Samir Amin était directeur du Forum du Tiers-Monde. (1931/2018)

Depuis plusieurs mois les coups d’Etat militaires se répètent et s’étendent en Afrique de l’Ouest. Après le Niger, le Mali, le Burkina Faso ce serait au tour de la Guinée Bissau de voir les putschs militaires s’emparer du pouvoir. La présence Française est aussitôt non seulement accusée d’incapacité mais rejetée par une partie de la population chauffée à blanc par les nouveaux dirigeants.

Paris, l’ex puissance coloniale, avait pourtant été sollicitée par le gouvernement Malien du moment, pour protéger la population et le territoire des exactions commises par les groupes islamistes jihadistes*. Le président Hollande, reçu comme un roi à Bamako, avait envoyé des troupes dans le cadre de l’opération Barkhane début 2013.

Ne s’agissait-il que de la protection de la population, de l’intégrité du territoire, de soutien et de formation de l’armée locale ? Par le fait, il régnait une certaine ambiguïté : quelle était la raison majeure de la présence des troupes de l’ex-colonisateur : un acte de solidarité ou une action pour préserver ses propres intérêts dans la région ?

Quoiqu’il en soit la région Sahel est un immense territoire qui s’étend de l’Atlantique à la mer Rouge ! Les quelques 5000 soldats pouvaient-ils, même avec les moyens technologiques de la guerre moderne, dont l’armée par ailleurs n’était pas assez dotée, contrôler efficacement cette longue bande de terre en partie aride et à la population globalement clairsemée ?

53 soldats Français de cette opération sont morts à ce jour. Si Barkhane est coûteuse en hommes, elle l‘est aussi en termes de budget. Cet engagement pèse lourd dans les finances Françaises. Bien que la France ait tout engagé pour faire comprendre aux autres Européens que la sécurité du Sahel et la lutte contre les jihadistes étaient déterminantes pour la sécurité de l’Europe qui par ailleurs a subi plusieurs attentats meurtriers sur son sol, les Européens ont toujours considéré qui c’était là un problème Français et de son « pré carré ».

Or, les gouvernements de ce vaste ensemble géographique n’ont pas les moyens d’y disposer d’un maillage territorial permettant d’y faire prévaloir l’autorité du pouvoir central.

Les attaques des jihadistes ont souvent été déjouées, mais pas au point de protéger la population, des groupes AQMI (Al-Qaida Maghreb islamique) et Boko Haram (qui peut se traduire par « L’éducation occidentale est un péché »). AQMI a occupé les deux tiers du territoire malien pendant neuf mois, d’avril 2012 à janvier 2013, tandis que Boko Haram conquérait en 2014 un territoire important dans le nord-est du Nigéria occupé jusqu’en 2016.

Et là où il n’y a pas de présence militaire régulière, les jihadistes, ou toute sorte de bandes armées, peuvent intervenir et s’implanter facilement. Ils connaissent le terrain mieux que quiconque. Et malgré les nombreuses différences ethniques et religieuses qui coexistent au Sahel, ils partagent en majorité la même religion, bien que l’Islam du Mali par exemple, fut un Islam réputé pour sa tolérance. Enfin les jihadistes sont bien reçus par les habitants des régions semi désertiques quand ils viennent pourvoir la population en nourriture, en soins, etc. ET là ou l’absence de l’Etat est cruelle ils administrent les zones qu’ils contrôlent par le dialogue et proposent des services, comme la justice. Ils peuvent ainsi enrôler facilement au passage des jeunes désœuvrés et sans moyens de vivre, en leur assurant un revenu aussi modeste soit-il, mais inespéré.

Ils ont donc un avantage sur le soldats Européens qui sont regardés avec méfiance par une partie de plus en plus grande de la population qui les voient comme un retour à la colonisation.

Bref, il est certain qu’à un moment donné, devant ce qu’ils estiment être des résultats négatifs, des soldats locaux aient décidé de prendre le contrôle de leurs Etats. Ils dénoncent les pays « occidentaux » et les ex-puissances coloniales pour la façon dont ils ont soutenu des gouvernements autoritaires et corrompus, au nom de la stabilité. L’Afrique administrée à la Papa, c’est bien fini. Et ce n’est que justice !

L’ancienne puissance coloniale, la France, est invitée à se retirer – même si elle a déjà opéré un retrait - pour laisser la place à l’armée Malienne.

Le Mali appartient aux Maliens.

C’est à eux de gérer leur pays. Ainsi ils récusent la position française du « refus absolu de tout contact avec les jihadistes ». Les jihadistes, quant à eux, seraient prêts à discuter à la seule condition que les forces françaises quittent le pays.

Des sondages montrent, cependant, que la population africaine, soutient en partie les putschistes qui la débarrassent de directions corrompues en qui elle n’avait plus confiance, la majorité souhaite une gouvernance démocratique. Et réclame immédiatement des élections libres.

Ces nouveaux pouvoirs militaires vont être jugés rapidement sur leur volonté de rétablir un gouvernement civil légitimement élu par la population. La population voudra aussi des résultats contre les jihadistes, et par exemple sur l’aide ou non du groupe paramilitaire russe, Wagner. La présence de groupe est « normale », le Mali, dans la période de décolonisation des années 1960, a eu des relations avec l’Urss comme maintenant la Russie.

Macron avec sa mise en scène et ses appels « à la jeunesse d’Afrique » a été d’une certaine manière, écouté… mais par les militaires. Macron avait semblé être conscient que la France Afrique était bien finie, que de nouvelles générations demandaient autre chose, un soutien réel au développement de pays à la population jeune et nombreuse. Après Hollande, en fait, il s’est gorgé de mots qui n’ont apporté aucune solution concrète aux maux endémiques du Mali et du Sahel, sans parler de la sécurité des populations.

Nos amis Africains auraient espéré être de réels associés et avoir leur place à égalité avec Paris dans la lutte contre les jihadistes qui opèrent sur leur territoire et ruinent leurs espoirs d’une vie meilleure.

L’image de la France a donc pâli. Or les besoins du Sahel sont immenses, et son sous-sol est très riche. Les « prétendants » au remplacement sont nombreux : Russes, Chinois, Américains, Algérie, Turcs, divers Etats Arabes sunnites, Israël, etc.

Il reste à la France (et à l’Europe) de redéfinir leurs liens et actions et d’adopter une ligne politique amicale d’aide au développement du Sahel. Participer concrètement à un développement dans la clarté et la paix. La France (et donc l’Europe) a un réel avantage, celui de compter sur son territoire une importante population africaine qui vient de cette région en partie francophone. Elle nous offre la possibilité d’échanges permanents en toute fraternité permettant de soutenir leurs efforts pour construire une société démocratique et sociale, répondant aux besoins de ces peuples.

2 Février 2022

  • Selon une note de l’OCDE :

« Depuis une quinzaine années, de nombreuses régions d’Afrique connaissent un développement des mouvements jihadistes, notamment Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) dans la région sahélo-saharienne, Boko Haram dans la région du lac Tchad, Al-Shabaab dans la Corne de l’Afrique, Ansar al-Sharia et l’État islamique (EI) dans la région du Maghreb. Ces groupes ont mené de nombreuses attaques à l’origine de dizaines de milliers de victimes et du déplacement de millions de personnes.

Entre 2002 et 2017, seize pays africains sont frappés par des attaques jihadistes – prises d’otages, enlèvements de civils, attaques sporadiques de casernements militaires, attentats-suicide dans des églises, des mosquées, des écoles ou des marchés, occupation de territoires, allant parfois jusqu’à vouloir imposer à ces territoires une administration jihadiste–. Des milliers de jeunes Africains issus de milieux sociaux et économiques divers sont piégés par les discours jihadistes. Nombre d’entre eux ont rallié les rangs de groupes qui opèrent sur le continent africain, ou l’EI en Syrie et en Irak.

À l’heure où l’EI perd le contrôle de certains de ses bastions au Moyen Orient, il ne fait guère de doutes que certains jihadistes chercheront refuge en Afrique.

Autant d’évolutions qui témoignent que le continent africain est devenu l’un des foyers du jihadisme dans le monde. La vague d’insurrections jihadistes, particulièrement visible en Afrique de l’Ouest, surprend les observateurs. Comment ces régions, dont les sociétés sont réputées pratiquer un islam pacifique, ont-elles donné naissance aux mouvements parmi les plus meurtriers du monde ? Et pourquoi, en dépit des grandes similitudes qui existent entre les pays concernés, le jihadisme s’est-il développé à certains endroits ? Qui sont les jihadistes ouest-africains ? Quel sont leurs profils et leurs motivations ? La note tente de répondre à ces questions en s’intéressant plus particulièrement à AQMI et Boko Haram.

La vague d’insurrections jihadistes en Afrique doit être interprétée comme un enchaînement de processus à l’œuvre à trois niveaux : mondial, local et individuel. Il existe une idéologie jihadiste que certains islamistes et théologiens fondamentalistes ont conceptualisée – et diffusée dans le monde entier – fondée sur une interprétation particulière de l’Islam. Elle est censée répondre aux défis auxquels sont confrontées les sociétés musulmanes contemporaines. Cette idéologie jihadiste est parfois reprise par des islamistes locaux sur le continent africain, pour articuler un discours d’instrumentalisation des doléances des populations locales. Il se veut justifier la violence perpétrée contre l’État et les non-musulmans, et une contribution à la mise en place d’un califat islamique et de la Charia. Un grand nombre d’individus aux milieux sociaux et économiques, et aux motivations variés (religieuses, stratégiques, ou conjoncturelles), ont rejoint ces mouvements. Chaque échelle doit être prise en compte pour tenter de comprendre les mouvements d’insurrections jihadistes en Afrique de l’Ouest. »

Extraits : *note d’Août 2017, OCDE “Insurrections jihadistes en Afrique de l’Ouest : Idéologie mondiale, contexte local, motivations individuelles.”, rédigée par Ibrahim Yahaya Ibrahim du groupe de recherche sur le Sahel, Université de Floride

 

Nous republions ci-après l’article rédigé en 2013 par Samir Amin (1931/2018) et publié par la revue Utopie-critique n°60 en mars 2013. Près de 10 ans après, l’activité jihadiste au Sahel semble plus que jamais affirmée.

 

Mali, janvier 2013

Par Samir Amin*

Je suis de ceux qui condamnent par principe toute intervention militaire des puissances occidentales dans les pays du Sud, ces interventions étant par nature soumises aux exigences du déploiement du contrôle de la Planète par le capital des monopoles dominant le système.

L’intervention française au Mali est-elle l’exception à la règle ? Oui et non. C’est la raison pour laquelle j’appelle à la soutenir, sans néanmoins penser le moins du monde qu’elle apportera la réponse qu’il faut à la dégradation continue des conditions politiques, sociales et économiques non seulement du Mali mais de l’ensemble des pays de la région, laquelle est elle-même le produit des politiques de déploiement du capitalisme des monopoles de la triade impérialiste (États-Unis, Europe, Japon), toujours en œuvre, comme elle est à l’origine de l’implantation de l’Islam politique dans la région.

1 - L’Islam politique réactionnaire, ennemi des peuples concernés, et allié majeur des stratégies de la triade impérialiste 1)

L’Islam politique – au-delà de la variété apparente de ses expressions – n’est pas un « mouvement de renaissance de la foi religieuse » (que celle-ci plaise ou non), mais une force politique archi-réactionnaire qui condamne les peuples qui sont les victimes éventuelles de l’exercice de son pouvoir, à la régression sur tous les plans, les rendant par là même incapables de répondre positivement aux défis auxquels ils sont confrontés. Ce pouvoir ne constitue pas un frein à la poursuite du processus de dégradation et de paupérisation en cours depuis trois décennies. Au contraire il en accentue le mouvement, dont il se nourrit lui-même.

Telle est la raison fondamentale pour laquelle les puissances de la triade – telles qu’elles sont et demeurent – y voient un allié stratégique. Le soutien systématique apporté par ces puissances à l’Islam politique réactionnaire a été et demeure l’une des raisons majeures des « succès » qu’il a enregistrés : les Talibans d’Afghanistan, le FIS en Algérie, les « Islamistes » en Somalie et au Soudan, ceux de Turquie, d’Egypte, de Tunisie et d’ailleurs ont tous bénéficié de ce soutien à un moment décisif pour leur saisie du pouvoir local. Aucune des composantes dites modérés de l’Islam politique ne s’est jamais dissociée véritablement des auteurs d’actes terroristes de leurs composantes dites « salafistes ». Ils ont tous bénéficié et continuent à bénéficier de « l’exil » dans les pays du Golfe, lorsque nécessaire. En Libye hier, en Syrie encore aujourd’hui ils continuent à être soutenus par ces mêmes puissances de la triade. En même temps les exactions et les crimes qu’ils commettent sont parfaitement intégrés dans le discours d’accompagnement de la stratégie fondée sur leur soutien : ils permettent de donner de la crédibilité à la thèse d’une « guerre des civilisations » qui facilite le ralliement « consensuel » des peuples de la triade au projet global du capital des monopoles. Les deux discours – la démocratie et la guerre au terrorisme – se complètent mutuellement dans cette stratégie.

Il faut une bonne dose de naïveté pour croire que l’Islam politique de certains – qualifié à ce titre de « modéré » – serait soluble dans la démocratie. Il y a certes partage des tâches entre ceux-ci et les « salafistes » qui les déborderaient dit-on avec une fausse naïveté par leurs excès fanatiques, criminels, voire terroristes. Mais leur projet est commun – une théocratie archaïque par définition aux antipodes de la démocratie même minimale.

2 – Le Sahélistan, un projet au service de quels inérêts ?

De Gaulle avait caressé le projet d’un « Grand Sahara français ». Mais la ténacité du Front de libération national (FLN) algérien et la radicalisation du Mali de l’Union Soudanaise de Modibo Keita ont fait échouer le projet, définitivement à partir de 1962-1963. S’il y a peut-être quelques nostalgiques du projet à Paris, je ne crois pas qu’ils soient en mesure de convaincre des politiciens dotés d’une intelligence normale de la possibilité de le ressusciter.

En fait le projet de Sahélistan n’est pas celui de la France – même si Sarkozy s’y était rallié. Il est celui de la nébuleuse constituée par l’Islam politique en question et bénéficie du regard éventuellement favorable des États-Unis et dans leur sillage de leurs lieutenants dans l’Union européenne (qui n’existe pas) – la Grande-Bretagne et l’Allemagne.

Le Sahélistan « islamique » permettrait la création d’un grand Etat couvrant une bonne partie du Sahara malien, mauritanien, nigérien et algérien doté de ressources minérales importantes : uranium, pétrole et gaz. Ces ressources ne seraient pas ouvertes principalement à la France, mais en premier lieu aux puissances dominantes de la triade. Ce « royaume », à l’image de ce qu’est l’Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe, pourrait aisément « acheter » le soutien de sa population clairsemée, et ses émirs transformer en fortunes personnelles fabuleuses la fraction de la rente qui leur serait laissée. Le Golfe reste, pour les puissances de la triade, le modèle du meilleur allié/serviteur utile, en dépit du caractère farouchement archaïque et esclavagiste de sa gestion sociale – je dirai grâce à ce caractère. Les pouvoirs en place dans le Sahélistan s’abstiendraient de poursuivre des actions de terrorisme sur leur territoire, sans pour autant s’interdire de les soutenir éventuellement ailleurs.

La France, qui était parvenue à sauvegarder du projet du « Grand Sahara » le contrôle du Niger et de son uranium, n’occuperait plus qu’une place secondaire dans le Sahélistan [2].

Il revient à F. Hollande – et c’est tout à son honneur – de l’avoir compris et refusé. On ne devrait pas s’étonner de voir que l’intervention qu’il a décidée ait été immédiatement soutenue par Alger et quelques autres pays pourtant non classés par Paris comme des « amis ». Le pouvoir algérien a démontré sa parfaite lucidité : il sait que l’objectif du Sahélistan vise également le Sud algérien et pas seulement le Nord du Mali [3]. On ne devrait pas davantage s’étonner que les « alliés de la France » – les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, sans parler de l’Arabie Saoudite et du Qatar – sont en réalité hostiles à cette intervention, qu’ils n’ont accepté du bout des lèvres que parce qu’ils ont été mis devant le fait accompli – la décision de F. Hollande. Mais ils ne seraient pas mécontents de voire l’opération s’enliser et échouer. Cela redonnerait de la vigueur à la reprise du projet du Sahélistan.

3 – Gagner la guerre du Sahara

Je suis donc de ceux qui souhaitent et espèrent que la guerre du Sahara sera gagnée, ces Islamistes éradiqués dans la région (Mali et Algérie en particulier), le Mali restauré dans ses frontières. Cette victoire est la condition nécessaire incontournable, mais est loin d’être la condition suffisante, pour une reconstruction ultérieure de l’Etat et de la société du Mali.

Cette guerre sera longue, coûteuse et pénible et son issue reste incertaine. La victoire exige que soient réunies certaines conditions. Il faudrait en effet non seulement que les forces armées françaises n’abandonnent pas le terrain avant la victoire, mais encore qu’une armée malienne digne de ce nom soit reconstituée rapidement. Car il faut savoir que l’intervention militaire des autres pays africains ne pourra pas constituer l’élément décisif de la victoire.

La reconstruction de l’armée malienne relève du tout à fait faisable. Le Mali de Modibo était parvenu à construire une force armée compétente et dévouée à la nation, suffisante pour dissuader les agresseurs comme le sont les Islamistes d’AQMI aujourd’hui. Cette force armée a été systématiquement détruite par la dictature de Moussa Traoré et n’a pas été reconstruite par ses successeurs. Mais le peuple malien ayant pleine conscience que son pays a le devoir d’être armé, la reconstruction de son armée bénéficie d’un terrain favorable. L’obstacle est financier : recruter des milliers de soldats et les équiper n’est pas à la portée des moyens actuels du pays, et ni les Etats africains, ni l’ONU ne consentiront à pallier cette misère. La France doit comprendre que le seul moyen qui permettra la victoire l’oblige à le faire. L’enlisement et la défaite ne seraient pas seulement une catastrophe pour les peuples africains, elles seraient tout autant pour la France. La victoire constituerait un moyen important de restauration de la place de la France dans le concert des nations, au-delà même de l’Europe.

Il n’y a pas grand-chose à attendre des pays de la CEDEAO. Les gardes prétoriennes de la plupart de ces pays n’ont d’armée que le nom. Certes le Nigeria dispose de forces nombreuses et équipées, malheureusement peu disciplinées pour le moins qu’on puisse dire ; et beaucoup de ses officiers supérieurs ne poursuivent pas d’autre objectif que le pillage des régions où elles interviennent. Le Sénégal dispose également d’une force militaire compétente et de surcroît disciplinée, mais petite, à l’échelle du pays. Plus loin en Afrique, l’Angola et l’Afrique du Sud pourraient apporter des appuis efficaces ; mais leur éloignement géographique, et peut être d’autres considérations, font courir le risque qu’ils n’en voient pas l’intérêt.

Un engagement de la France ferme, déterminé et pour toute la durée nécessaire implique que la diplomatie de Paris comprenne qu’il lui faut prendre des distances à l’égard de ses co-équipiers de l’OTAN et de l’Europe. Cette partie est loin d’être gagnée et rien n’indique pour le moment que le gouvernement de F. Hollande soit capable de l’oser.

4 - Gagner la bataille diplomatique

Le conflit visible entre les objectifs honorables de l’intervention française au Mali et la poursuite de la ligne diplomatique actuelle de Paris deviendra rapidement intolérable. La France ne peut pas combattre les « Islamistes » à Tombouctou et les soutenir à Alep !

La diplomatie française, accrochée à l’OTAN et à l’Union européenne, partage la responsabilité de ses alliés dans les succès de l’Islam politique réactionnaire. Elle en a fourni la preuve éclatante dans l’aventure libyenne dont le seul résultat a été (et cela était prévisible et certainement voulu, au moins par Washington) non pas de libérer le peuple libyen de Kadhafi (un pitre plus qu’un dictateur) mais de détruire la Libye, devenue terre d’opération de seigneurs de guerre, directement à l’origine du renforcement d’AQMI au Mali.

Car l’hydre de l’Islam politique réactionnaire recrute autant dans les milieux du grand banditisme que chez les fous de Dieu. Au-delà du « djihad », leurs émirs – qui s’autoproclament les défenseurs intransigeants de la foi – s’enrichissent du trafic de la drogue (les Talibans, l’AQMI), des armes (les seigneurs de guerre libyens), de la prostitution (les Kosovars).

Or la diplomatie française jusqu’à ce jour soutient les mêmes, en Syrie par exemple. Les médias français donnent crédit aux communiqués du prétendu Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, une officine connue pour être celle des Frères Musulmans, fondée par Ryad El Maleh, soutenue par la CIA et les services britanniques. Autant faire crédit aux communiqués d’Ansar Eddine ! La France tolère que la soi-disant « Coalition Nationale des Forces de l’Opposition et de la Révolution » soit présidée par le Cheikh Ahmad El Khatib choisi par Washington, Frère Musulman et auteur de l’incendie du quartier de Douma à Damas.

Je serais surpris (mais la surprise serait agréable) que F. Hollande ose renverser la table, comme De Gaulle l’avait fait (sortir de l’OTAN, pratiquer en Europe la politique de la chaise vide). On ne lui demande pas d’en faire autant, mais seulement d’infléchir ses relations diplomatiques dans le sens exigé par la poursuite de l’action au Mali, de comprendre que la France compte plus d’adversaires dans le camp de ses « alliés » que dans celui de ses « ennemis » ! Cela ne serait pas la première fois qu’il en serait ainsi lorsque deux camps s’affrontent sur le terrain diplomatique.

5 – Reconstruire le Mali

La reconstruction du Mali ne peut être que l’œuvre des Maliens. Encore serait-il souhaitable qu’on les y aide plutôt que d’ériger des barrières qui rendent impossible cette reconstruction.

Les ambitions « coloniales » françaises – faire du Mali un État client à l’image de quelques autres dans la région – ne sont peut-être pas absentes chez certains des responsables de la politique malienne de Paris. La Françafrique a toujours ses porte-parole. Mais elles ne constituent pas un danger réel, encore moins majeur. Un Mali reconstruit saura aussi affirmer – ou réaffirmer – rapidement son indépendance. Par contre un Mali saccagé par l’Islam politique réactionnaire serait incapable avant longtemps de conquérir une place honorable sur l’échiquier régional et mondial. Comme la Somalie il risquerait d’être effacé de la liste des Etats souverains dignes de ce nom.

Le Mali avait, à l’époque de Modibo, fait des avancées en direction du progrès économique et social comme de son affirmation indépendante et de l’unité de ses composantes ethniques.

L’Union Soudanaise était parvenue à unifier dans une même nation les Bambaras du Sud, les pêcheurs bozo, les paysans songhaï et les Bella de la vallée du Niger de Mopti à Ansongo (on oublie aujourd’hui que la majorité des habitants du Nord Mali n’est pas constituée par les Touaregs), et même fait accepter aux Touaregs l’affranchissement de leurs serfs Bella. Il reste que faute de moyens – et de volonté après la chute de Modibo – les gouvernements de Bamako ont par la suite sacrifié les projets de développement du Nord. Certaines revendications des Touaregs sont de ce fait parfaitement légitimes. Alger qui préconise de distinguer dans la rébellion les Touaregs (désormais marginalisés), avec lesquels il faut discuter, des Djihadistes venus d’ailleurs – souvent parfaitement racistes à l’égard des « Noirs » –, fait preuve de lucidité à cet endroit.

Les limites des réalisations du Mali de Modibo, mais aussi l’hostilité des puissances occidentales (et de la France en particulier), sont à l’origine de la dérive du projet et finalement du succès de l’odieux coup d’état de Moussa Traoré (soutenu jusqu’au bout par Paris) dont la dictature porte la responsabilité de la décomposition de la société malienne, de sa paupérisation et de son impuissance. Le puissant mouvement de révolte du peuple malien parvenu, au prix de dizaines de milliers de victimes, à renverser la dictature, avait nourri de grands espoirs de renaissance du pays. Ces espoirs ont été déçus. Pourquoi ?

Le peuple malien bénéficie depuis la chute de Moussa Traoré de libertés démocratiques sans pareilles. Néanmoins cela ne semble avoir servi à rien : des centaines de partis fantômes sans programme, des parlementaires élus impotents, la corruption généralisée. Des analystes dont l’esprit n’est toujours pas libéré des préjugés racistes s’empressent de conclure que ce peuple (comme les Africains en général) n’est pas mûr pour la démocratie ! On feint d’ignorer que la victoire des luttes du peuple malien a coïncidé avec l’offensive « néolibérale » qui a imposé à ce pays fragilisé à l’extrême un modèle de lumpen-développement préconisé par la Banque mondiale et soutenu par l’Europe et la France, générateur de régression sociale et économique et de paupérisation sans limites.

Ce sont ces politiques qui portent la responsabilité majeure de l’échec de la démocratie, décrédibilisée. Cette involution a créé ici comme ailleurs un terrain favorable à la montée de l’influence de l’Islam politique réactionnaire (financé par le Golfe) non seulement dans le Nord capturé par la suite par l’AQMI mais également à Bamako.

La décrépitude de l’Etat malien qui en a résulté est à l’origine de la crise qui a conduit à la destitution du Président Amani Toumani Touré (réfugié depuis au Sénégal), au coup d’État irréfléchi de Sanogho puis à la mise sous tutelle du Mali par la « nomination » d’un Président « provisoire » – dit de transition – par la CEDEAO, dont la présidence est exercée par le Président ivoirien A. Ouattara qui n’a jamais été qu’un fonctionnaire du FMI et du Ministère Français de la coopération.

C’est ce Président, dont la légitimité est aux yeux des Maliens proche de zéro, qui a fait appel à l’intervention française. Ce fait affaiblit considérablement la force de l’argument de Paris bien que diplomatiquement impeccable : que Paris a répondu à l’appel du Chef d’Etat « légitime » d’un pays ami. Mais alors en quoi l’appel du chef de l’Etat Syrien – incontestablement non moins légitime – au soutien de l’Iran et de la Russie est-elle « inacceptable » ? Il appartient à Paris de corriger le tir et de revoir son langage.

Mais surtout la reconstruction du Mali passe désormais par le rejet pur et simple des « solutions » libérales qui sont à l’origine de tous ses problèmes. Or sur ce point fondamental les concepts de Paris demeurent ceux qui ont cours à Washington, Londres et Berlin. Les concepts « d’aide au développement » de Paris ne sortent pas des litanies libérales dominantes [4]. Rien d’autre. La France, même si elle gagnait la bataille du Sahara – ce que je souhaite – reste mal placée pour contribuer à la reconstruction du Mali. L’échec, certain, permettrait alors aux faux amis de la France de prendre leur revanche.

Notes.

Dans le souci de conserver à cet article sa brièveté et sa centralité sur la seule question malienne j’ai écarté des développements sur les questions majeures adjacentes, réduits à des indications en notes de bas de pages, évitant ainsi de longues digressions.

L’article ne traite pas de l’agression d’In Amenas. Les Algériens savaient que s’ils ont gagné la guerre majeure contre le projet d’Etat dit islamiste du FIS (soutenu à l’époque par les puissances occidentales au nom de la « démocratie » !) le combat contre l’hydre reste permanent, à mener sur deux terrains : la sécurité, la poursuite du progrès social qui est le seul moyen de tarir le terrain de recrutement des mouvements dits islamistes. Sans doute l’assassinat d’otages américains et britanniques contraint-il Washington et Londres à mieux comprendre qu’Alger a opéré comme il le fallait : aucune négociation n’est possible avec des tueurs. Je ne crois malheureusement pas qu’à plus long terme cette « bavure » des terroristes infléchisse le soutien des États-Unis et de la Grande-Bretagne à ce qu’ils continuent de qualifier d’Islam politique « modéré » !

[1] Ce rappel bref de ce qu’est réellement l’Islam politique réactionnaire s’impose en introduction. L’utilisation stratégique des mouvements en question par les forces du capitalisme/impérialisme dominant n’exclut pas les couacs. La mobilisation d’aventuriers « djihadistes » (« terroristes ») est le moyen incontournable par lequel l’Islam politique réactionnaire peut imposer son pouvoir. Ces aventuriers sont évidemment enclins à la criminalité (le pillage, la prise d’otages, etc.). De surcroît les « fous de Dieu » parmi lesquels ils recrutent leurs « armées » sont toujours, par nature, capables d’initiatives imprévisibles. Le leadership du mouvement (le Golfe wahabite) et celui de l’establishment des États-Unis (et par ricochet les gouvernements des alliés subalternes européens) sont conscients des limites de leur capacité de « contrôler » les instruments de la mise en œuvre de leur projet commun. Mais ils acceptent ce chaos.)

[2] La France a maintenu son contrôle sur le Niger et son uranium par le moyen d’une politique « d’aide » à bon marché qui maintient le pays dans la pauvreté et l’impuissance. Voir note (4). Le projet du Sahélistan balaye les chances de la France de pouvoir maintenir son contrôle sur le Niger.

[3] Faisant contraste avec la lucidité d’Alger, on constatera le silence du Maroc, dont la monarchie avait toujours exprimé ses revendications sur Tombouctou et Gao (villes « marocaines » !) dans des discours tonitruants répétés. Une explication de ce repli de Rabat reste à être donnée.

[4] Yash Tandon (En finir avec la dépendance de l’aide, CETIM, 2009) a démontré que « l’aide » associée à la conditionnalité commandée par le déploiement de la mondialisation libérale n’était pas un « remède » mais un poison. Dans l’introduction de cet ouvrage j’en ai moi-même fourni un exemple, précisément celui du Niger.

 

Bref commentaire concernant les critiques adressées à mon article « Mali, janvier 2013 »

Toutes ces critiques disent la même chose : que la France de Hollande est une puissance impérialiste, ex coloniale, qu’elle défend ses intérêts impérialistes, qu’elle n’a jamais renoncé à exercer son emprise sur des Etats clients en Afrique etc. Le lecteur de mon article constatera que je ne dis pas autre chose et que j’en tire la conclusion : la France, telle qu’elle est, ne peut pas contribuer à la reconstruction du Mali. A moins d’un miracle auquel je ne crois pas : qu’elle abandonne les concepts « libéraux » du « développement ».

Mes critiques font dériver directement de leurs prémices une conclusion et une seule : la condamnation de l’intervention française. Sans proposer d’alternative autre que rhétorique et générale : il appartient aux Maliens et aux Africains de régler seuls ce problème, sans dire comment. Les critiques ne disent rien du projet de pouvoir dit « islamique » établi au Nord Mali. Quels intérêts se profilent derrière ce projet ?

De facto donc leur attitude permet aux sécessionnistes du Nord d’établir leur Etat, voire de conquérir le Sud malien et d’établir un ou deux Etats « islamiques ». Ce résultat correspond précisément à l’objectif poursuivi par les Etats-Unis et, dans leur sillage, l’Europe. Ce projet avait d’ailleurs été entériné par Sarkozy.

Les peuples africains et malien tireront-ils un avantage de cette solution ? Ces Etats dits « islamiques » constitueront-ils un rempart contre l’impérialisme ? Mes critiques ne disent rien sur ces questions décisives. Ce que je dis par contre, c’est que cette solution répond parfaitement à la poursuite du contrôle de la région par l’impérialisme, qu’elle n’affaiblirait pas ce contrôle mais au contraire le renforcerait.

La preuve en est donnée chaque jour : les Etats-Unis et l’Europe ne « suivent » pas Hollande. Les positions prises par de nombreuses ONGs dont certaines sont connues pour leur inspiration directe par la CIA se joignent au chœur. Certes la diplomatie française s’emploie à cacher ces faits en prétendant que les Etats-Unis et l’Europe sont engagés avec la France, ce qui n’est tout simplement pas vrai.

Il y a une fissure qui s’est dessinée entre la France et ses alliés majeurs, qui restent ses alliés en Syrie et ailleurs. Face à ce fait, que mes critiques paraissent ignorer, que faire ? Soutenir de facto le projet de Washington et de ses alliés européens, accepter le démantèlement du Mali et l’installation de régimes dits islamiques ? Je dis que c’est la pire solution. Les critiques en question font comme si les Etats-Unis et l’Europe étaient « moins impérialistes » que la France. Ils prennent position de facto comme si le soutien des Etats-Unis « contre » la France pouvait servir les intérêts des peuples africains. Quelle erreur tragique ! Ces critiques font comme si on pouvait ignorer que la « conquête » du Nord du Mali n’a pas été le produit d’un mouvement populaire. Pas du tout, cette conquête a été le fait de groupes armés dont les motivations restent douteuses, pour le moins qu’on puisse dire : imposer par la violence leur pouvoir, piller et organiser leurs réseaux de trafics en tout genre. La base militaire des « djihadistes » établie dans la région vise directement l’Algérie. Ses émirs poursuivent l’objectif d’en détacher le Sahara algérien, à défaut de pouvoir prendre le pouvoir à Alger. Une perspective qui n’est pas pour déplaire forcément aux Etats Unis. L’incursion d’In Amenas, préparée longtemps avant l’intervention française au Mali, en donne une preuve lisible.

Que la minorité Touareg du Nord Mali ait en grande partie soutenu ces groupes « djihadistes », en réponse aux politiques inacceptables de Bamako à l’endroit de leurs revendications légitimes est tragiquement malheureux ; et dans l’avenir Bamako doit changer d’attitude à leur égard. Mais dans la situation créée par l’intervention des groupes armés prétendus « islamiques » il fallait accepter les risques que comporte l’intervention française.

La France est mal placée pour contribuer au redressement économique du Mali. Car la reconstruction du Mali passe par le rejet pur et simple des « solutions » libérales qui sont à l’origine de tous ses problèmes. Or sur ce point fondamental les concepts de Paris demeurent ceux qui ont cours à Washington, Londres et Berlin. Les concepts « d’aide au développement » de Paris ne sortent pas des litanies libérales dominantes. Au plan politique la France, avec les pays de la CDEAO, préconise l’organisation rapide d’élections. Cela n’est certainement pas le moyen de reconstruire le pays et la société ; c’est même le moyen le plus certain pour ne pas y parvenir, comme toutes les expériences, du monde arabe par exemple, le démontrent. Et de quel droit la France, ou même la prétendue « communauté internationale » (cad les Etats Unis, leurs alliés subalternes européens, et les acolytes du Golfe), peuvent se prévaloir à ce titre ? Il appartient au peuple malien de s’organiser pour définir les moyens de sa reconstruction. Travailler avec les forces progressistes maliennes et africaines pour que le Mali parvienne à imposer sa solution juste à son problème : reconstruire l’unité du pays, de sa société et de l’Etat, dans le respect démocratique de la diversité de ses composantes.

Certains de mes critiques mettent en avant avec insistance les droits des Touaregs, selon eux minorité opprimée par l’Etat malien. Cette question des minorités (parfois majorités) des peuples ou « ethnies » (appelez comme vous voulez) victimes de discriminations n’est pas sans importance. Mais quelle est la réponse qu’il faut donner à ces questions ? Les critiques suggèrent la généralisation de la mise en œuvre de formules « d’autonomie » (et Paris reprend cet objectif pour le Mali de demain). Ils défont par là ce que les mouvements anticolonialistes avaient réussi à construire : l’unité des peuples en question contre le colonialisme qui, lui, pratiquait la devise « diviser pour mieux régner ». Est-ce là un pas en avant ou en arrière ? Ne favorise-t-on pas l’éclatement de petits Etats déjà jugés « non viables » en Etats encore plus petits, donc encore davantage non viables ? Et à quels objectifs répond cette stratégie ? Ne s’agit-il pas là de la stratégie des Etats Unis et de leurs alliés européens ? Et oui, la géostratégie, ça compte !

Le peuple touareg réclame-t-il l’autonomie ? ou la fin des discriminations ? Le mouvement autonomiste donne tous les signes d’être l’œuvre de petits groupes, animés de surcroît par quelques individus au passé discutable (les accusations de trafic de drogue ne sont pas sans fondements). L’armée malienne de Modibo avait-elle « écrasé dans le sang » la révolte du peuple touareg en 1962/63 ? On oublie qu’à l’époque la France caressait encore le projet de détachement du Sahara malien (par le moyen de l’Organisation commune des régions sahariennes). Cette révolte était celle de groupes minoritaires chez les Touaregs, qu’on peut soupçonner d’avoir été manipulés par Paris.

La manipulation des questions « ethniques » n’est pas chose nouvelle dans la géostratégie (et oui la géostratégie ça existe) des puissances. Et on pourrait illustrer la mise en œuvre de la règle « deux poids, deux mesures » pratiquée en l’occurrence. Washington a créé un (et même deux) Etats kurdes en Iraq, tandis qu’elle soutient Ankara contre les Kurdes de Turquie.

La seule réponse à ces questions implique le soutien aux forces démocratiques africaines, en lutte pour l’égalité de traitement de tous les citoyens. Elle ne passe pas par l’éclatement des Etats.