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En hommage à Antoni domènech, Directeur de publication de Sin Permiso (madrid) , décédé le 17 Septembre 2017

Président du gouvernement provisoire de la République espagnole (du 14 octobre 1931 au 16 décembre 1931), président du Conseil des ministres de 1931 à 1933 et à nouveau en 1936, et second président de la Seconde République de 1936 à 1939, Manuel Azaña est une des grandes figures du républicanisme en Espagne Il est notamment l'un des grands artisans de l'introduction de la séparation de l'Église et de l'État en Espagne sous la Seconde République.

Le 14 avril 2018, c’était le 87ème anniversaire de la proclamation de la seconde République espagnole. Cet anniversaire, dans une situation sociale et politique de répression des libertés démocratiques, surtout en Catalogne, a donné lieu à des manifestations où l’on a pu voir flotter le drapeau tricolore. Il semble qu’une partie importante de la population espagnole (ainsi qu’en Catalogne ou en Euskal Herria) n’a aucun doute sur la politique répressive qui accompagne le régime monarchique de 1978.

Le régime est en crise, mais il est encore très vivant. Un régime, une chappe de plomb pour les populations laborieuses, qui a favorisé, sans la moindre trace de doute pour ceux qui ont une intelligence normale, les grandes puissances économiques privées. Plus que d’un capitalisme de copinage, il ressemble à un capitalisme de « mafieux ». Un régime qui est aussi une tombe pour les droits des pays Catalan, Basque et Galicien. Et, n’oubliez pas, pour les droits démocratiques de la population espagnole qui n’a jamais été consultée ni incitée à donner son avis, à savoir sa préférence pour une République ou une monarchie héritée du franquisme.

Le régime de 1978 repose sur les quelques dogmes qui sont devenus sa raison d’être : l’unité de l’Espagne et de la monarchie (la grande requête de Franco au père du roi actuel). Qui se résument ainsi : la monarchie c’est l’unité de l’Espagne. En d’autres termes : un déni du droit d’autodétermination et de la République, « synonyme de révolution et de désordre social », selon l’avis d’un de Gaulle, intelligent et de droite.

La monarchie des Bourbon héritière du régime qui a lutté contre la deuxième République [1931/1936] dispose de nombreux appuis. Essentiellement, celui des partis traditionnels, le PP et le PSOE, de partis nouvellement constitués, Ciudadanos, et de la quasi-totalité de la presse (El País, vient d’écrire que le franquisme doit être oublié, comme si son patrimoine politique, judiciaire et répressif... n’agissait pas tous les jours). Tout ce monde-là soutient et vit du régime de 1978.

Non, ils ne veulent pas connaître les résultats d’une enquête de 35 mois auprès des citoyens espagnols sur la monarchie des Bourbon (une étude réalisée sans autorisation du roi en octobre par le CIS, centre de recherches sociologiques).

Bien sûr, la question n’a pas été posée clairement : monarchie ou République. Mais tout le monde connait les positions de 1995 d’Adolfo Suarez [président du gouvernement de 1976 à 1981 qui a conduit la « Transition démocratique »].

Si dans la période de transition - ce processus presque « unanimement considéré comme exemplaire, et non seulement par les biens pensants ou les profiteurs habituels » - il y avait eu un référendum pour choisir entre monarchie ou République, la monarchie aurait perdu.

Le 75e anniversaire de la proclamation de la deuxième République espagnole a été fêté en 2006. Il y a douze ans, quand la situation politique et sociale de l’Espagne était différente. Nous étions aux portes de la grande crise économique, mais personne ne pensait qu’elle allait exploser bientôt.

Antoni Domènech a écrit en 2006 l’article que nous reproduisons ci-dessous. En son hommage et en celui du 87ème anniversaire de la seconde République espagnole. SP (Sin Permmiso)

Entre la deuxième et la troisième République

Le 14 avril de cette année nous sommes à trois quarts de siècle de l’effondrement de la monarchie constitutionnelle des Bourbons et de l’avènement pacifique de la deuxième République : l’unique régime politique dans la longue histoire de l’Espagne, qui a donné au peuple, même de façon éphémère, l’espoir d’un plein exercice de sa souveraineté.

Cette conviction, parmi plusieurs autres, est essentielle chez ceux qui célèbrent cet anniversaire, sans la nostalgie d’un passé parfois fallacieux, tantôt rhétorique, souvent intéressé, presque toujours stérile, et qui portent leur regard vers une troisième République à venir. Un changement de régime qui permettrait vraiment ce qu’avait promis la 2ème : la libre réarticulation nationale des peuples d’Espagne dans une historique et complexe Nation des Nations - la récupération de la souveraineté populaire « pour elle-même » et la reprise de la souveraineté populaire espagnole en politique étrangère « pour l’extérieur ».

Pour ceux qui, au-delà de la nostalgie pour la 2ème république, sont sérieusement intéressés par la possibilité d’instituer une troisième République dans l’Espagne du XXIe siècle voici les réflexions suivantes, auxquelles m’a invité généreusement la revue « pueblos ».

1

Que voulait dire le changement de régime politique espagnol en 1931 ? Et que signifierait un changement du régime politique en Espagne au premier quart du XXIe siècle ? Nous pourrions peut-être découvrir quelque chose d’intéressant.

La monarchie constitutionnelle Alfonsine était un régime constitutionnel, mais, contrairement à celle actuelle de Juancarlo, elle n’était pas parlementaire : de même que dans toutes les monarchies européennes constitutionnelles « libérales » du XIXe siècle, l’italienne de la famille de Savoie, l’allemande des Hohenzollern, comme l’austro-hongroise des Habsbourg, il existait un parlement sous la monarchie espagnole, ces gouvernements n’étaient pas responsables devant la Chambre législative, seulement devant le monarque (ou l’empereur).

À l’exception de la monarchie britannique, qui avait été « parlementarisée » depuis le 19e siècle, toutes ces monarchies constitutionnelles « libérales » se sont effondrées en Europe avec la première guerre mondiale, dont la fin amena des régimes pleinement parlementaires (soutenus par le mouvement ouvrier d’inspiration socialiste), des républiques, le suffrage universel et la démocratie.

Les vieux partis libéraux, qui avaient dominé la scène politique dans les monarchies européennes avec le suffrage censitaire et des ministères responsables uniquement devant le monarque - sauf dans les républiques comme la France, l’Argentine et les Etats-Unis où il n’y a jamais eu de partis se réclamant « libéraux » - ont disparu de la vie politique européenne après 1918 : non seulement en Allemagne et en Autriche (en Espagne, après 1931), mais même en Angleterre, le seul pays dans lequel le Parti libéral avait opté favorablement pour le parlementarisme et la démocratie avec le suffrage universel (masculin).

La monarchie Alfonsine avait accordé le suffrage universel (masculin), plusieurs décennies avant la majeure partie des autres monarchies constitutionnelles européennes. Il fut seulement appliqué sous la contrainte des grandes vagues de grèves générales des travailleurs de 1892/3 (Belgique) et en 1906/7 (Autriche-Hongrie, Russie et monarchies scandinaves). Non pas parce qu’elle était plus généreuse, ou en raison de l’inanité du contrôleur en chef du parlement de ces régimes et de l’importance de la « vieille politique » courtisane, mais aussi parce que les monarchies espagnole et italienne disposaient d’un atout supplémentaire pour s’approprier l’expression de la volonté populaire : un vaste tissu de caciques et de réseaux clientélistes, capables d’organiser les voix des ouvriers et travailleurs désorganisés à la convenance des dirigeants et des propriétaires locaux. Le ministre espagnol responsable de cette « gouvernance » était, comme je l’ai déjà dit, un « escamoteur » électoral (le plus célèbre d’entre eux : Lacera, grand-père de l’historien Ricardo Franco, parrain des révisionnistes historiques néolibéraux et neofranquistes d’aujourd'hui).

Ainsi que la République allemande de Weimar et la 1ère République autrichienne, la deuxième République espagnole « République des travailleurs » est issue du mouvement ouvrier : le parti socialiste était le seul parti organisé avec une véritable représentation sociale, et la mouvance anarcho-syndicaliste espagnole a puissamment et décisivement contribué (plus ou moins discrètement) à l’avènement de la République le 14 avril ­[1931] et au triomphe du Front populaire, et aux élections et à la victoire électorale de la gauche en Février 1936.

Sans un mouvement ouvrier organisé, l’entre-deux-guerres en Europe n'aurait pas connu la démocratie parlementaire républicaine ; sans mouvement ouvrier, sans Jaurès, s’il est permis de mentionner un nom, la IIIème République Française aurait péri à l’aube du XXe siècle entre les mains de la conspiration cléricale, militariste et antisémite ; et sans mouvement ouvrier, la monarchie britannique ne se serait pas « parlementarisée » ni démocratisée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il faut s’en souvenir.

Le régime parlementaire – qui n’est donc pas celui d’un régime bourgeois – et le suffrage universel (en premier les hommes, puis ensuite les femmes) est issu de l’ancien monde porté par le mouvement ouvrier d’inspiration socialiste, au sens large de ce mot. Il a émergé, en Europe, imparable, après la grande guerre de 1914-18 et la crise économique provoquées par un capitalisme colonialiste, prédateur, hyper mondialisé et guère règlementé.

La radicalité démocratie-parlementariste des institutions républicaines de cette période était le signe que chacune (et notamment la 1ère République d’Autriche, Weimar et la seconde République espagnole) avait été inspirée par la grande Constitution mexicaine de 1917 en ce qui concerne la réglementation de la propriété privée.

Chacune d’entre elles spécifiait que la propriété privée devrait avoir une « fonction sociale », ou sinon, cette fonction sociale serait laissée à l’appréciation du législateur. L’article 42 de la Constitution de la seconde République espagnole, l’art. 153 de la constitution de Weimar, le plus détesté par les Nazis, ont été inspirés par le célèbre article 27 de la Constitution mexicaine de 1917.

Cet article ouvrait la possibilité aux majorités parlementaires de gauche de mettre en place des réformes très radicales de la vie économique et à la limite, de réglementer la propriété privée dans des directions clairement anticapitalistes : par exemple, en expropriant et en nationalisant ; ou autre exemple, en démocratisant les moyennes et grandes entreprises par l’introduction de la liberté républicaine sur le lieu de travail même ; ou encore, en encourageant et en motivant la création et la production des coopératives, c'est-à-dire en les socialisant.

La vie parlementaire de la République de Weimar a été paralysée et sabotée, comme on le sait, par une magistrature réactionnaire entièrement héritée de la monarchie Wilhelmienne. Et par un système bicaméral complexe, partiellement hérité de l’époque du Kaiser.

Fin connaisseur de cette expérience terrible de la république dans l’Allemagne des années 1920, Jiménez de Asúa - le grand avocat socialiste et rédacteur de la Constitution de la deuxième République espagnole – a détruit la possibilité d’un jeu antiparlementaire de la caste bureaucratique juridique héritée de la monarchie.

Avec une justification doctrinalement intéressante sur ce que devrait être la véritable séparation des pouvoirs dans une République démocratique : quelque chose de très différent des vieilles idées de Montesquieu du 18ème siècle) et, en outre, il a construit la République comme une démocratie parlementaire monocamérale (liquidation de la caméra oligarchique par excellence : le Sénat, ou chambre « haute »).

La deuxième République a pleinement compris la nécessité de réarticuler librement et intégralement la nation espagnole, avec une sensibilité particulière pour les Nations historiques (Catalogne, pays Basque et Galice) et un intérêt envers le peuple ibérique Frère du Portugal (une tradition républicaine de la gauche et du mouvement ouvrier espagnol, aujourd'hui malheureusement tombée dans l’oubli).

Dans le même temps, elle a tenté et en particulier son premier gouvernement, d’inaugurer une politique étrangère indépendante face à la politique extérieure de la puissance impériale à laquelle les monarchistes étaient traditionnellement soumis : la Grande-Bretagne. Une audace qui lui coûtera très cher à partir de juillet 1936, tout comme son appréciation aveugle de la domination coloniale du Maroc. Et la reprise de contacts avec les peuples d’Amérique latine (avec une offre de double nationalité automatique.

Les républiques européennes sœurs ont succombé au fascisme. L’autrichienne, dans une guerre civile impitoyable ouvertement encouragée par le parti social-chrétien de Mgr Seipe qui a culminé avec le coup d’Etat de Dollfuss. L’allemande, avec le coup d’état technique du Président Hindenburg, qui, abusant de l’article 48 de la Constitution a donné, en janvier 1933, la Chancellerie à Hitler, chef d’un parti qui ne représentait alors que 32 % des suffrages exprimés et qui n’a pas eu et de loin la majorité parlementaire. A contrario d’une légende de l’après-guerre répétée délibérément par Rumsfeld, Hitler n’a jamais gagné une élection libre en Allemagne.

Et la fin de la république espagnole est connue par tous, avertie par l’échec de ses sœurs, elle a opposé une résistance farouche, féroce et admirable contre l’ennemi, dans une guerre civile sanglante pendant près de trois ans.

Très différentes à d’autres égards, les classes dirigeantes de l’Allemagne moderne, de l’Autriche moderne, de l’Italie semi développée et de l’Espagne arriérée, toutes accoutumées à vivre séculairement, protégées par des monarchies constitutionnelles sans parlements responsables, ni suffrage, ou suffrage censitaire, semi censitaire et clientélisme corrompu, ne pouvaient survivre à la parlementarisation du régime (Italie) et aux républiques radicalement démocratiques (Allemagne, Autriche, Espagne). Elles ont cherché et trouvé comment mettre un terme à la révolte démocratique des masses.

II

Comme la Constitution de la deuxième République espagnole était très largement inspirée de celle de Weimar, celle de la monarchie parlementaire espagnole de 1978 s’est inspirée de la 2ème république allemande de 1949. S’il y a eu un « consensus » avec le radicalisme démocratique qui a inspiré de nombreuses constitutions dans l’après première guerre, le « consensus » qui a suivi la seconde guerre mondiale fut très différent.

Dans ces nouvelles constitutions fruits du consensus post – 1945, comme celle de l’Espagne de 1978, la liberté du législateur de réglementer le statut de la propriété « selon sa volonté » a pratiquement disparu. Elle a été troquée contre un ensemble de droits sociaux qu’aucune majorité parlementaire conservatrice, ni un complot du pouvoir judiciaire ne pouvait modifier : dans la Constitution espagnole actuelle, par exemple, même le droit des travailleurs à prendre un congé payé est protégé (une autre chose est de le faire respecter...).

Cette nouvelle génération de constitutions s’est assez bien adaptée au capitalisme fordiste (démondialisé, réglementé, réformé) de l’après-guerre. Ainsi comme dans le célèbre « Traité de Detroit » (1946) M. Ford a reconnu expressément le rôle des syndicats dans la négociation salariale (rectifiant le ton virulent expressément fasciste d’une campagne antisyndicale des années 1930). En échange de quoi le syndicat l’AFL-CIO (modifiant la base de son activisme pour la démocratisation de l’entreprise et des relations industrielles des années 1930) renonçait définitivement à la question du contrôle de la puissance et des prérogatives des propriétaires et dirigeants des compagnies.

Les nouvelles constitutions européennes de l’après-guerre ont blindé un ensemble de droits sociaux qui ont abouti à constitutionnaliser l’entreprise capitaliste, à limiter la toute-puissance des employeurs, contre la renonciation définitive, entre autres choses, à la démocratisation dans l’entreprise (conseils d’usine, etc.).

Depuis 1946, le capitalisme fordiste Nord-américain, de consensus et surtout en Europe occidentale, a été reconstruit, ce qui voulait dire échanger la liberté républicaine et la démocratie dans la vie économique productive contre l’augmentation du « bien-être » matériel et de la consommation (grâce à la manipulation publicitaire) : c’est le sens philosophique profond de ce qu’en Europe on appelle « Etat Social », ou en Grande-Bretagne, « État-providence ». C’est le noyau dur d’un capitalisme réformé.

En un tour de main, les classes sociales ont disparu : « il n’y a pas vraiment de classes sociales » concède en 1955 un pamphlet euphorique de la social-démocratie allemande à la droite démocrate-chrétienne, tout juste 10 ans après la fin de la guerre et après cinq ans de mise en œuvre du nouveau modèle de réforme capitalisme fondé sur le « consensus social ». (La droite post-antifasciste actuelle, reconnait qu’il existe des classes sociales, mais qu’aspirer à une société sans classes, la rend « inefficace », et « totalitaire » : J’ai lu cela récemment, je ne sais plus où ; mais à coup sûr, je le retrouverai).

En fait, le capitalisme européen s’est politiquement inspiré du modèle américain, comme capitalisme socialement fort s’appuyant sur une classe moyenne importante et prospère, phénomène inconnu en Europe avant la seconde guerre mondiale.

L’une des conséquences intéressantes de la manière par laquelle ces constitutions de l’après-guerre deuxième guerre mondiale ont mis en place les nouvelles républiques, a été l’élimination de l’opposition parlementaire. Le consensus social de base (constitutionnalisation de l’entreprise capitaliste, des droits des travailleurs, de la négociation collective, etc.), et l’essentiel des décisions politiques fondamentales ont été prises hors du Parlement.

C’était si facile que, par exemple en Autriche, le cas le plus frappant, deux partis que se sont battus à mort sous la première République dans une réelle guerre civile lors des années 1920 (le parti social-démocrate et le parti social démocrate-chrétien), ont ensuite gouverné ensemble, dans une grande coalition pendant des décennies sous la deuxième République. En Allemagne, quelque chose de semblable est arrivé avec la Grande Coalition dans la seconde moitié des années 1960. Dans d’autres pays, soit la gauche n’a pas joué le consensus, soit il existait des constitutions moins orthodoxes, soit encore les deux choses à la fois comme en Italie ou en France, où la droite a régné sans interruption, la démocratie chrétienne en Italie pendant quatre décennies, et le gaullisme en France pour plusieurs années (en incluant la correction constitutionnelle : le passage de l’IVe à la Ve République, plus présidentielle et plus autoritaire).

III

Il n’est pas nécessaire de rappeler une fois de plus les conditions dans lesquelles la monarchie parlementaire espagnole actuelle a été instituée. Sous la contrainte de « pouvoirs factuels », nationaux et internationaux (l’armée de Franco, la diplomatie du Vatican et, par-dessus tout, les Nord-américains), et la résignation de la majeure partie des forces de la résistance antifranquiste historique (PCE et CCOO, PSP).

Ensuite une nouvelle formation antifranquiste a surgi (le nouveau PSOE), directement cooptée et financée par des puissances étrangères publiques et privées en collusion avec l’entourage de la maison des Bourbon qui se préparait pendant les années suivant la mort de Franco à intervenir dans notre pays ; pays où, selon les mots du général de Gaulle dans les années 1950, ne devrait jamais être accepter le rétablissement d’une République qui au-delà des Pyrénées, était synonyme de révolution et de troubles sociaux.

Disons-le ainsi : il s’agissait d’instituer en Espagne un type de régime politique démocratique modéré identique à ceux restaurés comme ailleurs en Europe dans l’immédiat après-guerre, comme en Allemagne et en Autriche qui avaient connu dans l’entre-deux-guerres des démocraties républicaines très radicales et des coups d’Etats contre-révolutionnaires dévastateurs.

La révolution portugaise de 1974, infiniment plus facile et moins risquée par un ensemble de circonstances historiques, sociales et géopolitiques, avait fait sauter en Espagne, toutes les réticences concernant la création d’un régime de « consensus social » de style post-1945, par le biais de la restauration des Bourbons, en lieu et place de la formation d’un d’État républicain, même modéré comme celui de l’Allemagne en 1949.

Les quelques failles de la monarchie parlementaire, y compris récentes, auraient pu voir se développer la souveraineté des peuples espagnols « à l’intérieur ».

Dans la négociation de la transition, les ex franquistes Suarez et Martín Villa ont accepté tacitement une certaine souveraineté de la Catalogne et ont reconnu officiellement la Generalitat comme une institution partenaire, dotée d’une légitimité républicaine.

Et « à l’extérieur » le non alignement timide et les réticences du Président Suarez à mettre l'Espagne dans l'OTAN - en raison du neutralisme et du pacifisme actif de la grande majorité de la population espagnole - qui ont complétement disparu après le 23 février 1981 : un coup d’État raté, le plus heureux de l’histoire.

Ce qui est arrivé plus tard : l’entrée dans la Communauté européenne et la réception des fonds structurels ; la vente et la privatisation du secteur public espagnol comme tremplin pour la création politique de grandes sociétés transnationales espagnoles dans le secteur bancaire, l’énergie, l’aéronautique et les télécommunications, conséquence d’une recolonisation économique de l’Amérique latine, a ouvert en Espagne les bases économiques et sociales pour la stabilisation d’un système politique fondé sur le « consensus social » européen post-1945 normal.

Seul talon d’Achille visible du nouveau régime espagnol de consensus social, la politique des années 90 – véritable « ère de la cupidité » dans le monde entier : l’avidité de la maison royale espagnole, sa vue étroite, ses liens avec plusieurs personnages louches de l’époque, et la corruption économique généralisée des dernières années du felipismo (avec Conde, Colón de Carvajal, Javier de la Rosa, Ruiz Mateos, qui finirent en prison).

Qu’il suffise ici de rappeler qu’Aznar a accepté de gouverner en 1996 dans un climat de tension entre le PP et la monarchie, époque dans laquelle cette droite catholique bornée et mortifère, à l’espagnole, se disait lectrice et admiratrice d’Azaña. (1)

IV

Ces dernières années en Espagne, il y a eu un renouveau clairement républicain. Une récupération de la mémoire historique, mais honteusement limitée et toujours (et encore) opprimée par l'élite politique restauratrice qui a contrôlé le processus de transition politique. Le questionnement accru sur ce processus de transition, qui est toujours, presque unanimement jusqu’à présent, considéré comme exemplaire et pas seulement par les biens pensants ou les profiteurs habituels.

Un changement de régime, l’avènement de la troisième République dans l’Espagne du premier quart du XXIe siècle, ne peut être concevable que dans le cadre d’une crise sociale profonde du modèle général de « consensus social » mis en place en Europe après la seconde guerre mondiale.

Le sort de la monarchie constitutionnelle Alphonsine était lié au sort des grandes monarchies constitutionnelles continentales ; on ne peut expliquer sa chute en 1931, qu’en la faisant remonter à l’effondrement en 1918 de ses régimes alliés.

Dans le contexte historique très différent d’aujourd’hui, on peut trouver un certain parallélisme dans la crise du régime politique en Espagne.

Mais sans une crise généralisée du modèle constitutionnel qui a prévalu en Europe depuis la fin de la deuxième grande guerre, fondé sur un consensus social et un capitalisme réformé, ce n’est pas crédible

Le parallélisme possible se termine ici. La période de crise de l’entre deux guerres, qui a mis fin aux héritiers de l’ancien régime monarchique sur le continent européen, a été provoquée par l’arrivée de la gauche qui a opposé aux anciens régimes parlementaires du monde, la démocratie, et l’entrée des partis socialistes et des mouvements ouvriers réformistes et révolutionnaires sur la scène politique. L’initiative de la crise, en bref, revenait à la gauche.

En revanche, la crise manifeste du consensus social post/1945 peut être imputée maintenant à la droite. « La lutte des classes d’en haut », selon un éditorial il y a quelques mois du New York Times. La marée de la contreréforme néolibérale, comme l’a déclaré récemment avec son habituelle perspicacité le grand géographe marxiste, David Harvey, est une « guerre lancée par les riches ».

L’aspiration à une troisième République en Espagne ne peut pas être une ambition isolée ou mono thématique, mono maniaque, ou simple nostalgie d’une juste cause cruellement battue et calomniée. Elle ne peut venir des luttes défensives pour préserver le meilleur des conquêtes sociales inscrites dans le capitalisme réformé du 3ème tiers du 20ème siècle européen, mais elle doit s’organiser socialement et politiquement dans le cadre d’une lutte pour que la gauche reprenne l’initiative au niveau continental, en passant à l’offensive.

La gauche politique européenne a clairement échoué dans les dernières décennies malgré plusieurs tentatives, chaque fois plus timides, pour finir par se limiter et s’opposer obstinément à la contre-réforme néolibérale dans une simple défense du capitalisme réformé post 1945, dans un cadre de circonstances historiques, sociales et économiques irremplaçables. Elle doit nécessairement dépasser ce modèle social irrémédiablement en crise, ainsi que ses cristallisations politiques historiques, et répondre à la radicalité antidémocratique de la droite néolibérale et postfasciste actuelle, comme l’avait fait la gauche radicale démocratique européenne qui a donné naissance à la Constitution de la première République d’Allemagne, de la première République d’Autriche et de la seconde République espagnole.

14/04/2018 

 

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