Michel Raptis dit Pablo : Editorial de la revue Sous le drapeau du socialisme n° 122/123, Novembre 1992

Dans un monde qui a dépassé le stade de « l’impérialisme dernier stade du capitalisme » selon Lénine, et qui accède à celui de l’économie du capitalisme mondialisé par le développement qu’exigent et imposent les nouvelles forces productives – apparues pratiquement depuis seulement 30 ans -, on assiste à la création obligatoire de « grands ensembles » antagonistes entre eux.

A côté de la formation USA-Canada-Mexique, de l’empire Japonais, de la Chine et peut-être de la Russie, se forme celui de l’Europe.

L’Europe des 12 aujourd’hui, demain, en théorie, « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » est une construction historiquement nécessaire, mais qui, sous la direction bourgeoise, s’avère très difficile, sinon impossible à parachever.

Les « Etats unis socialistes d’Europe » était un mot d’ordre lancé par Trotsky en 1915, combattu alors par Lénine qui craignait qu’il soit interprété comme signe de commencement simultané dans toute l’Europe de la « Révolution ». Le malentendu s’étant dissipé, il fut adopté en 1923 par la Troisième Internationale. Staline vint et le rejeta lors du 7ème congrès de cette Internationale, au printemps de 1928. Après la deuxième guerre mondiale, la construction de l’Europe passe à la Grande Bourgeoisie qui désire un large espace capable de contenir les nouvelles forces productives, et se protéger contre la concurrence des USA, du Japon plus tard, mais également contre l’URSS durant la longue période de la guerre froide 1946/1989.

Pour toute une période l’Europe des 12 progresse dans la voie de la formation surtout d’un « Marché unique des marchandises, des capitaux, de la main d’œuvre », carrément inféodé aux intérêts de ses grandes entreprises multinationales mais sur une base essentiellement « européenne » contre celles des USA et du Japon qui se lancent à la conquête du Marché mondial à partir de leur base essentiellement nationale.

En principe, les Européens voudraient que leur union monétaire, politique, et même militaire s’accélère et s’impose à tous. L’ « Europe unie » devenant un ensemble centralisé, dirigé technocratiquement, bureaucratiquement, par le Conseil des Etats et son organe exécutif la Commission de Bruxelles.

Aucun effort jusqu’ici pour donner une importance accrue au Parlement européen, et surtout un contenu social et culturel substantiel à l’Europe. D’où les réticences grandissantes des peuples européens aspirant à une Europe des Etats et des Peuples, une véritable mosaïque harmonieusement constituée, possédant et développant une véritable sensibilité démocrate, sociale et culturelle.

La première surprise désagréable fut celle du « non » danois suivi du résultat du référendum français qu’on connait.

Depuis le malaise s’est accéléré. Les monnaies anglaise, italienne et espagnole sont sorties provisoirement du SME.

Surtout le fait le plus grave est l’antagonisme désormais ouvert entre Anglais, Français et Allemands reposant sur leur conception différente de l’Europe et de son avenir.

Ce qui éclate aux yeux est que la conception initiale de l’Europe, bouleversée par l’effondrement de l’Europe centrale, des Balkans, de l’ex-Urss également, est actuellement à repenser. Cette nouvelle réalité oblige à ce que la construction de l’Europe progresse par ajustements et approximations continus, à travers des formes transitoires à trouver.

Il est impossible que d’ici 1996 et même jusqu’à la fin du siècle, l’on voit surgir une Europe tant soit peu importante, dotée d’économies convergentes, du point de vue déficits, inflation, et monnaie commune. Un tel « exploit », seul quatre ou cinq pays seraient capables de l’accomplir e encore.. On aura une Europe s’élargissant sous diverses formes d’association à plusieurs vitesses.

Cependant si, comme c’est déjà le cas, la récession économique mondiale s’amplifie et le chômage augmente, même ce projet restreint sera mis en question, tandis que racisme, xénophobie, nationalisme, guerres inter ethniques, dictatures même fascisantes, pourraient apparaître dans le paysage si dramatiquement bouleversé de l’espace européen.

Dans ces conditions la crise de la démocratie parlementaire bourgeoise, vidée de tout contenu tant soit peu important, par la manière dont fonctionnent partis, parlements, gouvernement, qui s’éloignent partout des citoyens des élections – et plus grave, de la politique (de la politique politicienne traditionnelle) – apparait encore plus clairement après la « victoire » remportée sur le stalinisme et son effondrement.

Sans illusions sur la possibilité de voir surgir bientôt un nouveau « sujet révolutionnaire » de masse, capable de renverser le cours vers la décadence et même la barbarie dans laquelle s’enfonce le capitalisme mondialisé »triomphant », il est cependant possible, et de toute façon nécessaire que les forces de gauche radicales se regroupent et s’opposent ensemble à l’offensive continue du darwinisme social qui distingue l’idéologie du marché libre, du libéralisme économique de la course effrénée vers les « nouvelles valeurs » de l’argent, du capital, du pouvoir, de l’égoïsme individuel ; face aussi à la progression de toute Pax Americana ou Pax Germania visant à la domination d’une seule puissance sur la planète.

Nous traversons une longue crise de civilisation, caractérisée, par la coexistence, mais dans un combat douteux encore, des nouvelles forces productives, de l’informatique, de l’automation, de la machinerie automatisée généralisée (dans la production, les services, la santé, l’éducation, les loisirs, etc.), qui bouleversent de fond en comble la société, la civilisation, et des rapports sociaux qui n’évoluent pas, qui font même obstacle, à ces forces.

La connaissance collective de l’Humanité exprimée dans les progrès des sciences abstraites et leurs applications technologiques, étant placée hors de tout contrôle social, collectif, manipulée par les minorités privilégiées de l’argent, du pouvoir, du savoir, l’avenir du monde, par conséquent, reste aléatoire. Soit l’acheminement vers une société plus juste, plus démocratique, plus civilisée, soit une plongée encore plus profonde dans la barbarie. Barbarie dont l’expression la plus criarde, la plus révoltante, reste le sort fait au tiers monde, oublié, la majorité de l’humanité d’aujourd’hui et davantage encore demain, et qui pénètre (sous la forme des étrangers, mais également des chômeurs et des indigènes paupérisés) l dans les métropoles de l’Occident.

Les forces radicales qui, soit par leur situation et leur être social, soit par « excédent de conscience » devant le spectacle de la barbarie y compris la destruction écologique de la planète, destruction que provoque le mode de production, de consommation et ses valeurs culturelles, sa « civilisation » vont inévitablement surgir plus massives, plus résolues, passant progressivement de la défense à l’offensive, nous incitant, nous essentiellement de culture marxiste critique (et freudienne critique)l à nous regrouper afin de contribuer à l’élaboration du nouveau programme idéologique, au seuil d’une nouvelle période historique, et en même temps à agir pratiquement au sein du réel mouvement des masses, qui résiste tant soit peu à l’offensive du « capitalisme sauvage » et à la tentative de domination du monde par une seule puissance.

L’Europe, celle de l’Atlantique à l’Oural, pourrait devenir l’espace privilégié, pour que la nouvelle « utopie », celle d’une société plus juste, plus démocratique, plus civilisée, proche des idéaux de toute tradition humaniste, et particulièrement du marxisme critique, du socialisme et du communisme, puisse progressivement s’établir et s’épanouir. Pour les marxistes critiques, pour Marx lui-même, pour Rosa, pour Lénine, pour Trotsky, il n’a jamais été question de construire et de parachever, le socialisme dans un seul pays et de surcroît sous-développé, comme c’était le cas de la Russie tsariste. Il s’agissait, en partant du niveau le plus élevé atteint par le capitalisme, d’aller au-delà, sur une base internationale, et en définitive mondiale.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, depuis à peine trente ans, les possibilités objectives existent, soit aux usa, soit en Europe, pour tenter par approximations successives de commencer à construire « l’utopie ».

Par rapport aux Usa, l’Europe possède l’avantage, avec une base technologique pratiquement égale, un niveau culturel, humaniste, plus élevé grâce à l’héritage de la civilisation antique grecque, de la Renaissance italienne, du siècle des Lumières français, des philosophes allemands du 19ème siècle Marx et Freud compris, et un mouvement ouvrier et social riche d’expériences et d’histoire. Mais la diversité ethnique de l’Europe est un handicap que seule la véritable démocratisation pourrait progressivement neutraliser.

Dans la marche vers l’ « Europe de l’utopie », la seule Europe possible et nécessaire, les forces politico-sociales radicales auront à agir au sein du mouvement réel des masses en tenant compte de l’extrême relativité dans laquelle nous nous trouvons pout une longue période encore.