Historienne, doctorante à l’Université de Lyon avec la thèse « Il Manifesto : témoin et acteur de la société italienne (1969-1978) »
Luciana Castellina, Eliseo Milani, Rossana Rossanda, Lucio Magri en 1969, le groupe fondateur d’Il Manifesto.
« L’hypothèse à partir de laquelle nous partons est que quelque chose de plus qu’une correction ou un développement de la ligne est nécessaire pour le PCI aussi : un renouvellement et une relance de l’instrument politique sous tous ses aspects et à tous les niveaux. » C’est ce qu’écrivait Lucio Magri à l’été 1969 dans la revue Il Manifesto, soulignant l’une des questions autour desquelles la revue est née, à savoir la nécessité de repenser un modèle de parti qui puisse faire vivre une dialectique entre la base et la direction, et qui puisse être un moteur pour la construction d’une démocratie de masse dans la société.
Sur la base de ces réflexions, Il Manifesto identifie plus largement une crise des relations entre les institutions et la société, dans le sillage des mouvements de 1968-1969, qui sont interprétés par le groupe comme un défi lancé aux partis pour renouveler une démocratie parlementaire perçue comme dépassée.
Dès 1962, lors de la conférence organisée par l’Institut Gramsci intitulée « Tendances du capitalisme italien », Magri proposait avec Giorgio Amendola une analyse des changements socio-économiques en controverse, défendant l’idée que la société italienne était confrontée à un capitalisme qui faisait naître de nouveaux problèmes – « ceux des femmes, de l’école, de l’agriculture, de la jeunesse, de la culture » – dont la réponse ne pouvait être donnée uniquement par des réformes et des nationalisations : Le parti doit promouvoir le développement d’organisations prolétariennes au sein de la société, avec des objectifs qui contiennent en germe un dépassement du système capitaliste.
Ces réflexions, à partir du rôle du PCI, s’étendent également au type de démocratie qu’il devrait construire en son sein. Ainsi, la Gauche communiste, autour du futur groupe manifeste et de Pietro Ingrao, revendique même un « droit à la dissidence » lors du XIe Congrès de 1966, appelant à une confrontation ouverte. Ingrao a été durement attaqué et les membres de la Gauche communiste ont été démis de leurs fonctions.
Si la bataille du manifeste à l’intérieur du PCI, et même à l’extérieur après l’expulsion de novembre 1969, vise à changer une organisation politique qui à leurs yeux est inadéquate, elle ne se limite cependant pas à une analyse entièrement centrée sur le parti. Sa transformation interne est inséparable d’une transformation de la société dans son ensemble, et le parti est tenu « d’avoir une révolution en lui-même afin de la promouvoir à l’extérieur de lui-même », écrit Luigi Pintor dans la revue.
Ainsi, la réflexion menée par le Manifesto sur le modèle du parti est liée à une crise plus large du rapport entre la société et les institutions. Face à des élections désormais réduites à des « rites symboliques », écrivait Magri en janvier 1970, à des parlements « dépourvus de pouvoir réel », une nouvelle forme de totalitarisme s’avançait « liée à la concentration du pouvoir économique, aux impératifs d’une technologie que le système dirige, aux choix idéologiques imposés par les médias de masse, aux contraintes de l’intégration internationale ».
Un totalitarisme qui ne se développerait pas aux dépens de la démocratie représentative, mais qui serait précisément la conséquence d’un système institutionnel « dont l’essence est la séparation du politique et du social, l’isolement de l’individu dans la figure abstraite du citoyen ».
Sur la base de ce constat, Il Manifesto élabore alors une stratégie qui vise à multiplier les « cellules premières » d’une nouvelle démocratie : un dialogue entre la pratique et la théorie que le groupe tentera de maintenir vivant dans les années suivantes, avec les autres protagonistes de la saison des mouvements qui caractérise les années soixante-dix.