Professeur en khâgne, maître de conférence à l'Institut d'études politiques de Paris. Auteur de Leçons sur le bonheur (Flammarion, Paris, 2004) et de Qu'est-ce que la laïcité ?(Flammarion, Paris, 2003).

 

Je voudrais dédier ce modeste exposé à la mémoire de Georges Labica qui est pour moi une sorte d'exemple de penseur rigoureux et courageux, donc, en mémoire de Georges Labica un exposé d'ailleurs, dont l'esprit ne semble pas infidèle à ce qui a été le sens de son intervention théorique et politique.

L'idée de souveraineté populaire a été mise à mal par le fait de la lutte des classes. Tel est le sujet de dissertation que je me propose d'examiner devant vous. Trois temps. Dans un premier temps je voudrais exposer une question de méthode inspirée d'une lecture de Marx. Question de méthode donc à propos du sens de l'invocation des grands principes. Nous sommes tous sans doute démocrates, républicains, favorables à la souveraineté du peuple mais il existe des contextes dans lesquels l'invocation d'un (père) peut être émancipatrice. Il existe aussi des contextes dans lesquels la même invocation peut valoir mystification. C'est cette question là qui m'intéresse tout particulièrement, d'autant qu'elle correspond sans doute à un clivage dramatique qui réapparait régulièrement au sein des forces progressistes. Quand la théorie entend éclairer les luttes sociales et politiques et leur donner des repères assurés, elle ne peut donc éviter de se doter d'une règle fondamentale d'interprétation. Celle-ci consiste à savoir dans quelle mesure les grands thèmes du discours politique contribuent ou non à l'émancipation authentique des dominés. Il n'en va pas autrement bien entendu des grandes conquêtes républicaines. Souveraineté populaire, volonté générale, droits de l'homme, etc. Celles-là, ces conquêtes, sont de prime abord et de toute évidence des leviers authentiques d'émancipation. Seulement, les choses ne sont pas si simples. Dès que l'on décide de confronter ce qui se passe sur le terrain social ou socioéconomique où prévalent des rapports de domination et ce qui se dit sur la scène souvent grandiose des principes politiques, c'est la mise en rapport requise de ces deux niveaux qui peut renseigner sur le statut et le rôle effectif des thèmes politiques jugés selon les effets qu'ils produisent dans le contexte concret de leur évocation. Ce type d'interprétation critique ne vise évidemment pas à disqualifier abstraitement les idéaux, mais à mettre en évidence leur type d'impact idéologique en le situant. Marx utilise à ce sujet une métaphore récurrente. D'un côté la Terre, des rapports sociaux qui tissent la société civile, lieu des activités productrices et de la circulation des biens; de l'autre le Ciel, des grands principes évoqués, sphère du débat public et des discours politiques plus ou moins empreints de rhétorique et d'incantation. La distinction du Ciel et de la Terre a bien sûr une connotation religieuse mais elle devient en l'occurrence plus largement l'occasion de mettre en regard deux discours. D'une part celui d'un réalisme sans phrase ni emphase qui décrit le réel tel qu'il est. Il se refuse à l'idéaliser, congédier toute illusion néfaste à l'action efficace. D'autre part, le discours de l'idéal donné comme réalisé qui sonne faux dès qu'on le réfère au premier niveau. Dans la première partie de l'idéologie allemande Marx et Engels appellent, je cite : « la philosophie à redescendre du Ciel pour prendre en compte la Terre ». Ils veulent écarter ainsi toute spéculation idéaliste, toute emphase des grands discours de principe. Non pour les invalider, comme l'a prétendu Staline, non pour les invalider mais pour faire valoir le réalisme et connaître objectivement ce qui est. Cela n'empêchera pas Marx dans La guerre civile en France texte consacré à l'expérience de la Commune de Paris en 1871 de « saluer chaleureusement les Communards », dit-il « monter à l'assaut du Ciel par l'audace de leurs innovations politiques et sociales » notamment. Donc la référence au Ciel peut être positive dans ce cas. Elle peut être négative dans l'autre. La référence à la Terre peut être une légitime action de réalisme mais elle peut être aussi une invitation au conformisme. Comment être réaliste sans tomber dans le conformisme, comment invoquer les grands principes sans tomber dans l'incantation mystifiante. Double questionnement qui évidemment va être l'épine dorsale de la réflexion que je soumets à votre jugement. Et le compliment de Marx à propos des Communards montés à l'assaut du Ciel s'assortit aussitôt d'un regret : l'idéalisme des Communards les a conduit à négliger un des ressorts essentiels du rapport de force en laissant les puissances dominantes disposer à leur guise de l'or de la Banque de France. Terre et Ciel sont ainsi replacés dans une dialectique essentielle, source de lucidité, mais aussi antidote contre tout conformisme autant que contre toute résignation. Ainsi, parler de la Terre n'a rien d'ambigu. Il s'agit comme on dit si souvent d'avoir les pieds sur terre, parler du Ciel à propos des idéaux est ambivalent. Qu'est-ce que la hauteur céleste ? Le niveau élevé de l'émancipation à laquelle on aspire ou le degré très élevé de la mystification ? Pour Marx l'analyse concrète d'une situation concrète. Le recours à la connaissance précise des circonstances historiques, mesurer par une analyse concrète l'effet réel de l'invocation d'un passé. Et l'on découvre alors ce qu'un souci de vérité dans l'appréhension de l'histoire permettait de prévoir. Le sens d'un principe politique n'est pas dissociable du contexte de son intervention et du statut qu'on lui donne. Les Constituants de 1789 disaient à tous les êtres humains « vous êtes libres » sur fond de pression et de servitude sociales ou dans le souvenir de cette oppression, cela voulait dire clairement, vous devez l'être car c'est de droit que tout homme est libre, même si pour l'heur il se trouve aliéné. Le Ciel est ici clairement une instance d'émancipation.

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