Propos recueillis par Florence Gauthier et Gilbert Marquis, le 22 septembre 2007. Julien Landfried est auteur de Contre le communautarisme, Armand Colin, 2007. Le site de :'Observatoire du communautarisme : www.communautarisme.net; le blog dédié à l''essai : www.communautarisme.net/contre.

 Utopie critique,— Pourquoi avoir écrit cet essai?
Julien Landfried,— Contre le communautarisme est un essai de défense critique de la philosophie républicaine et de la République comme système politique concret, face à un certain nombre d'offensives qui viennent de loin, mais qui ont pu réapparaître très clairement depuis quelques décennies et en particulier durant le second mandat de Jacques Chirac : lois mémorielles, minorités victimaires, réclamation de politiques de discrimination positive, tentative d'influer sur la politique française au Proche-Orient, ethno-régionalismes. Il y a quatre ans, ne l'oublions pas, la Corse a failli sortir du cadre républicain de la loi égale pour tous!

Le livre s'appuie sur le travail de l'Observatoire du communautarisme créé en 2003, d'abord pour rappeler un certain nombre de principes, ensuite pour offrir une monographie de la situation du communautarisme en France, en définissant le plus clairement possible un certain nombre de termes, à commencer bien évidemment par celui de communautarisme.

Dans ce cadre, le livre ne parle pas de communautés, mais d'organisations communautaires qui prétendent parler au nom de leurs communautés et qui ont des stratégies politiques, intellectuelles, médiatiques, financières et autres vis-à-vis des responsables publics. Ce qui est important, à la différence d'un grand nombre de travaux en sciences sociales qui portent de manière très générale sur les communautés, c'est que je parle d'organisations communautaires, qui sont souvent des structures institutionnelles, associations, journaux, groupes de pression, qui ont une histoire dont on peut détailler les différents éléments, qui ont parfois des budgets, des membres, des structures que l'on connaît. Ces organisations communautaires engagées dans des revendications ethniques, religieuses, régionalistes, ou sexuelles, travaillent, en fait, à partir d'une même matrice intellectuelle et politique et ont des éléments de convergence tactique et, au bout du compte, participent selon moi à une mise en destruction de la République comme système politique concret.

Ce qu'analyse aussi mon essai, c'est le rôle des responsables politiques et des médias dans cette configuration, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de dynamique communautariste si des responsables politiques ne disent pas : « nous allons relayer ce que vous dites, nous allons vous financer, constituer telle oit telle structure dont vous ferez partie », ou encore s'il n'y a pas des médias qui, à un moment donné, disent : « vous qui prétendez parler au nom de telle catégorie, nous vous invitons et vous faisons parler parce que nous considérons que vous représentez effectivement la catégorie dont vous vous réclamez. Nous vous donnons en fait la légitimité de représenter la catégorie que vous prétendez représenter: » Il s'agit en réalité d'un dispositif complètement circulaire qui permet à des organisations communautaires d'être consacrées non par leur « communauté » mais pas les politiques et les médias.

Le livre tente aussi de montrer comment des groupes extrêmement minoritaires, y compris au sein des communautés qu'ils prétendent représenter — si tant est que la communauté existe — arrivent très rapidement à des positions de force dans l'espace institutionnel. Je multiplie les exemples : que ce soit le CRIF, le CRAN qui s'est constitué dans une certaine mesure sur le modèle du CRIF, les Indigènes de la République, etc. Le livre ne fait pas l'impasse sur le rôle des organisations communautaires juives dans la définition d'une matrice commune, politique, médiatique et comment les autres organisations sont prises à la fois dans un processus de concurrence jalouse, envieuse, et d'imitation vis-à-vis de ces organisations juives. Cela permet d'expliquer, en particulier, le fait que, alors que la plupart des organisations communautaires se construisent sur le modèle juif, un certain nombre des leaders de ces organisations est animé d'une certaine forme d'antisémitisme. Le communautarisme juif constitue à la fois le modèle théorique et pratique des autres communautarismes, tout en concentrant sur lui haines et ressentiment précisément à cause de sa réussite indéniable.

Les valeurs attribuées à l'esprit des communautés en viennent-elles, plus qu'à s'opposer, à casser l'idée même de justice sociale?

Julien Landfried,— Si on analyse le rôle des médias, il faut voir comment une certaine presse de gauche, à partir des années 1970-1980, a décidé que la nation comme nation politique était un problème, en tout cas une configuration politique qui n'avait pas sa préférence. D'autres modes d'organisations politiques, en particulier le multiculturalisme ou le multi-communautarisme politique étaient peu à peu devenues l'objet de leur désir politique. Par exemple, Libération, Le Nouvel Observateur, Politis, Le Monde Diplomatique dans un certain nombre de leurs textes, trahissent leur préférence idéologique cachée, en mettant en avant telle ou telle revendication communautariste. Quand Libération fait sa Une sur la « question noire » en France, le même jour que la première manifestation importante du CRAN, qui est pourtant très faible numériquement, c'est en réalité Libération qui en dit long sur ses préférences idéologiques ! Dans ce cadre-là, c'est la presse de gauche qui tient un rôle déterminant car auparavant c'était elle qui, en mettant la question sociale en tête de l'agenda politique, forçait les responsables politiques et médiatiques à se positionner par rapport à elle.

À partir du moment où un certain nombre de journaux décident que l'agenda politique doit être restructuré, la question sociale en fait est dégradée, elle est placée vers le bas de la file d'attente dans la hiérarchie des urgences. Le vrai problème de ces organisations communautaires, c'est l'impact qu'elles ont sur le monde politique, intellectuel ou médiatique : elles perturbent l'agenda politique. Des problèmes essentiels ont ainsi été déclassés par des questions mineures ou illégitimes.

Il suffit de voir comment les grandes organisations communautaires que j'étudie dans le livre sont faiblement représentatives des « communautés » au nom desquelles elles prétendent parler. Le CRAN doit avoir quelques dizaines de cotisants, quand il organise une manifestation, il y a 500 personnes: les Indigènes de la République ne dépassent pas la trentaine de « polémistes ». Le CRIF qui se prétend représentatif de la « communauté juive de France » ne regroupe réellement que quelques milliers de personnes au mieux. Il y a donc un problème de représentativité, problème qui, par ailleurs, se pose dans toute démarche politique dans la République.

Dès lors, pourquoi critiquer spécifiquement les organisations communautaires?

Julien Landfried,—La question de la représentativité est au coeur des institutions de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Si on prend le cas des syndicats, aucun d'entre eux ne peut se prétendre représentatif de tous les salariés. Si tel était le cas, aussitôt, quelqu'un le nierait en affirmant qu'il n'appartient pas à ce syndicat, que ce même syndicat peut compter 500 000 adhérents, mais qu'il y a 20 millions de salariés en France.

Avec le syndicalisme, quel qu'il soit, salarial ou patronal, il v a toujours des gens qui n'y adhèrent pas et ont le droit de le dire, alors qu'avec les organisations communautaires. le processus d'intimidation intellectuelle, qui est à la base du communautarisme. interdit toute contestation. L'intimidation consiste à affirmer que toute critique est l'expression d'une « phobie » et vous voilà « antisémite », « homophobe », « islamophobe », « raciste » ou autre. en butte aux procès ou aux menaces ! Ce qui empéche bien entendu toute constitution d'une forme de contre-pouvoir, en raison de son coût trop élevé ( risques de campagne de calomnie et de déstabilisation, polémiques publiques, menaces de procès, etc.). Or, ce sont les contre-pouvoirs qui contribuent à remettre les institutions et les organisations à leur juste place. C'est là que réside la grande différence entre « corporatisme » et « communautarisme ». Le « corporatisme » fonctionne avec de puissants contre-pouvoirs, alors que le « communautarisme » les refuse, à cause de la mise en fonctionnement de ce processus d'intimidation intellectuelle et politique.

Vous montrez clairement dans votre livre que ces organisations communautaires en viennent à diviser la société en mettant en avant des intérêts particuliers.

Julien Landfried.— Je ne dis pas que les organisations communautaires ont ces objectifs, je dis que les conséquences de leurs actions en arrivent là. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Par exemple, le CRIF a pour objectif essentiel la poursuite de la défense des intérêts israéliens. Les organisations homosexuelles, aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans, ont comme objectifs principaux le mariage homosexuel et l'homoparentalité. Si on prend tel ou tel groupe musulman, ce sera de réclamer la réforme de la loi de 1905 en vue d'un financement public des lieux de culte. Il apparaît clairement que les objectifs de ces organisations communautaires ont pour effet de déclasser la question sociale.

L'intégralité de cet article dans Utopie Critique N°42