Utopie critique,— Quelle est votre appréciation du mouvement politico-social représenté par « la gauche anti-libéraliste » qui se manifeste, entre autres, par le soutien à l'appel publié par l'hebdomadaire Politis ? Qu'y a-t-il de nouveau par rapport à l'éclatement qui a eu lieu durant la campagne électorale présidentielle, en été 2006, avec cinq ou six candidatures en concurrence ?

Jacques Nikonoff.— L'Appel de Politis semble correspondre à deux exigences : tirer les leçons de l'élection présidentielle de 2007 et préparer les élections européennes.

L'élection présidentielle de 2007 est un très mauvais souvenir pour les militants de gauche. La division a dominé, attisée par les jeux des partis et celui des ego. L'exigence d'union réapparaît aujourd'hui, sur des bases nouvelles, avec un progrès du respect des personnes. La réunion de Gennevilliers s'est très bien déroulée, les manifestations d'intolérance et de sectarisme qui avaient souvent marqué les collectifs unitaires, ne se sont pas reproduites.

Les élections européennes de juin 2009 se présentent dans un contexte pire que celui des élections présidentielles de 2007. Cette fois-ci, la « gauche de gauche » est divisée avant-même tout processus de discussion : les Verts, la LCR et le PCF ont déjà annoncé qu'ils déposeront chacun une liste. L'idéal aurait été que des rencontres aient lieu pour déboucher sur une liste unique de la « gauche de gauche ». Une nouvelle fois, les partis actuels préfèrent faire cavalier seul :

.— Les Verts, avec un attelage inédit (Bové, Cohn-Bendit, Hulot...), espèrent mordre sur le Modem à partir de bases programmatiques et idéologiques parfaitement social-libérales. Il sera peut-être possible de faire un « coup » électoral, comme en réservent souvent les élections européennes, mais ce n'est pas ainsi qu'il sera possible de reconstruire la gauche.

.— La LCR croit avoir le vent en poupe, aidée en cela par le PCF qui a abandonné sa fonction protestataire et par les médias de droite qui voient un moyen de diviser la gauche. Un bon score de la LCR l'aiderait à construire sa nouvelle organisation, sa présence aux élections n'ayant que ce seul but.

.— Quant au PCF, il veut montrer qu'il existe toujours et cherche à se compter, là aussi l'objectif est d'ordre interne.

Pourtant, si les Verts de gauche, la LCR et le PCF avaient accepté de rencontrer les forces de la « gauche de gauche », et que des listes unitaires avaient pu être présentées aux élections européennes : quel espoir ! Passer devant un Parti socialiste englué dans l'eurolibéralisme aurait été parfaitement possible, modifiant ainsi les rapports de forces au sein de la gauche en prévision des futures batailles.

Roger Marfelli.— Plus la crise se précise et grandissent les attaques antisociales, et plus devient vitale la convergence de toutes les forces critiques. Il n'est pas pensable que, dans une conjoncture aussi grave, nous en restions au déséquilibre structurel qui nous mine aujourd'hui. D'un côté, une gauche majoritaire d'adaptation au capitalisme; de l'autre côté, une gauche résolument contestataire mais minoritaire : cette situation n'est pas conforme à la tradition française. On ne peut pas réduire le jeu politique à gauche au dilemme qui consisterait à se demander s'il vaut mieux être porteur d'eau ou mouche du coche de majorités vouées à l'hégémonie d'une social-démocratie droitisée.

Or, à ce jour, seule la division des forces critiques les condamne à la minorité. Nous nous sommes rassemblés en 200.5 contre le TCE, pour une autre conception de l'Europe, et nous avons gagné; nous nous sommes divisés en 2007 et nous avons perdu. On peut aller chercher toutes les explications savantes ou user de toute la mauvaise foi du monde : pour moi, l'essentiel est dans ce constat simple. L'appel de Politis dit que des femmes et des hommes de gauche en grand nombre ne veulent pas se résigner à la fatalité d'une gauche molle : je suis pour ma part de ce côté-là. C'est le seul choix raisonnable à mes yeux.

Éric Coquerel— Le MARS-Gauche Républicaine a été parmi les premiers aux côtés de Politis pour populariser cet appel. Donc on se doutera que notre appréciation est positive. Du moins pour le moment car toute évolution est possible. L'appel originel n'est pas la simple poursuite du processus de la candidature unitaire antilibérale. Pour deux raisons.

D'abord le contexte. Entre les deux il y a eu la victoire de... Sarkozy et de la droite et une offensive sans égale depuis 50 ans contre le monde du travail et ce qu'il reste de notre pacte social et républicain. Cette 3e défaite de la gauche et la poursuite de la stratégie délétère du PS qui consiste à toujours plus accompagner le libéralisme obligent à dresser un constat simple : la gauche, tel qu'on l'entend depuis la révolution française, risque tout simplement de disparaître pour laisser place à un ersatz français du parti Démocrate américain, inutile pour transformer le monde et incapable de battre la droite ! Autre constat : cette défaite de la gauche est aussi la nôtre, je parle là des antilibéraux, qui faute de s'unir ont été incapables de peser dans cette élection ; sur fond de divisions très fortes.

Au moment où l'appel Politis est lancé, le risque est donc clair : un Parti socialiste en voie de « démocratisation », le tapis rouge pour une droite ultralibérale qui s'est réarmée idéologiquement et rompt avec ce qu'il reste du Gaullisme et le « risque » que la contestation sociale ne s'exprime que dans le seul NPA qui ne prétend aucunement construire un débouché politique concret pour les prochaines élections ce qui évidemment suppose d'aspirer à une majorité.

Ensuite le fond. Cet appel du coup ne s'inscrit pas dans la création d'une nouvelle force à gauche de la gauche, la traduction d'un pôle de radicalité, mais bien dans la refondation de la gauche, dans la constitution d'un parti renouant simplement avec les valeurs transformatrices de la gauche. Die Linke est d'ailleurs cité.

Enfin la diversité des premiers signataires indique un large éventail politique, englobant même des courants et des personnalités qui n'avaient pas été concernés de près par l'épisode « candidature unitaire ».

L'appel a rapidement trouvé son espace puisque très vite, sans aucun média, il a été signé par plus de 12 000 personnes ! Pour beaucoup il a été un espoir, l'idée qu'on pouvait dépasser les divisions. Le débat organisé par le Journal à la Fête de l'Humanité a été l'un des plus riches et suivi puisque 500 personnes ont écouté les responsables des sensibilités proches de l'appel mais aussi Jean-Luc Mélenchon, qui avait une fois de plus tenu à répondre présent.

Enfin la première réunion nationale à Gennevilliers, en pleine crise financière, a démontré que l'appel avait marqué des points avec 700 personnes présentes !

Sa première mission est donc atteinte : on rediscute unité, nécessité d'un front des forces antilibérales, et très concrètement pour les Européennes. En plus, le texte final ne précipite pas les rythmes mais, notamment, en prévision des importants congrès de la gauche qui vont s'échelonner d'ici fin janvier, redonne à la fois la perspective - une nouvelle force à gauche - sans pour autant figer dès maintenant une force qui serait loin de regrouper toutes les sensibilités possibles.

Cependant, soyons clairs, il y a des risques aussi que ce processus dévisse. Tout d'abord on constate un décalage : entre la variété des signataires et celle de la première réunion nationale le compte n'y est pas. Il faut dire que ceux qui se sont le plus emparés sur le terrain de cet appel sont très majoritairement issus de ce qui restait des « collectifs », des communistes unitaires, et plus généralement la mouvance, sans aucune volonté péjorative, alternativo/ecolo/libertaire. Or comme celle-ci a de son côté appelé à fonder immédiatement une Fédération regroupant les « Communistes unitaires », les « Collectifs » et les Alternatifs on voit bien qu'il est parfois difficile de distinguer les deux et de ne pas faire de l'appel Politis le starter de cette fédération. Le problème c'est qu'elle laisserait immédiatement sur le bord de la route ceux qui ne sont pas sur cette base - des courants comme le nôtre - mais aussi tous ceux qui n'ont pas encore renoncé à « agir » dans leur propre parti (PS, PC, NPA). Le tout avec un arrière-plan qui pousse à cela : beaucoup qui aspirent comme nous à une nouvelle force n'ont plus envie d'attendre. Cette option immédiate conduirait à une nouvelle petite force à gauche, à jouer petits bras... On en voit le risque et franchement je ne sais si nous parviendrons à l'éviter. Mais encore une fois, cet appel a déjà permis d'envoyer un signe positif. C'est déjà beaucoup, quoi qu'il arrive.

Christian Picquet.— L'appel de Politis est la première initiative réussie de rassemblement en faveur d'une gauche de gauche, depuis l'échec de la tentative d'aboutir à des candidatures antilibérales uniques pour la présidentielle et les législatives de 2007. Son caractère novateur vient du fait que, sans chercher à précipiter les rythmes de constitution de la nouvelle force pluraliste qui fait aujourd'hui si cruellement défaut à gauche, il s'emploie à replacer le débat sur ses deux enjeux fondamentaux : relever le défi auquel nous confronte la crise majeure du nouveau mode d'accumulation du capital, crise annonciatrice d'attaques redoublées contre les conditions d'existence et les droits du plus grand nombre ; souligner l'urgence avec laquelle se pose désormais, face à l'inanité de la réponse qu'apporte le Parti socialiste aux krachs bancaires et financiers répétés comme à la politique du sarkozysme, l'affirmation d'une gauche qui ne renie rien de ses ambitions transformatrices et défende une orientation de rupture avec la logique même du système capitaliste et libéral. Et ce, dans l'objectif de stimuler les résistances et de permettre aux mobilisations sociales de trouver enfin le chemin de leur convergence.

Il faut, à cet égard, parler clair : en Italie, il n'existe plus un parlementaire socialiste ou communiste dans les Assemblées sorties des urnes au printemps dernier ; en Allemagne, le Parti social-démocrate gouverne avec la droite ; en Grande-Bretagne, la « troisième voie » blairiste prépare le désastre électoral des prochaines élections générales ; et, ici aussi, la gauche est menacée de disparition pure et simple. Regardons ce qui se passe face à la plus grave crise que le capitalisme ait eu à affronter depuis la Grande Dépression des années 1930. Dans la mesure où, suivant la tendance de toute la social-démocratie européenne, il se trouve à son tour emporté par ce que j'appelle une mutation libérale-démocrate, le PS s'abstient sur le plan Sarkozy de sauvetage des banques. Or, ce plan consiste seulement à mutualiser l'addition des dégâts causés par les processus de financiarisation et d'en faire acquitter la facture par la collectivité.

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