La presse soviétique avait l'habitude de commencer un grand nombre de ses affirmations par l'expression « tout le monde sait ».

Aujourd'hui, grâce aux médias occidentaux, tout le monde sait tout sur la Yougoslavie... surtout ceux qui ne savent rien. Tout le monde est tenu de savoir que le « dictateur serbe » (démocratiquement élu) Slobodan Milosevic a causé la désintégration de la Yougoslavie par son projet de créer une « Grande Serbie ». Quiconque n'adhère pas à ce credo est suspecté de se rendre plus ou moins complice d'un « génocide ».

En France, « tout le monde sait » grâce au journal Le Monde dont la correspondante à Belgrade au début des années quatre-vingt-dix, Florence Hartmann, allait par la suite devenir porte-parole de l'accusation au Tribunal pénal international de La Haye. Les mêmes médias qui avaient condamné Milosevic par avance ont passé sous silence l'essentiel du déroulement de son procès à l'exception des plaintes récurrentes de l'accusation reprochant à l'ancien Président yougoslave de faire obstruction à la justice en tombant continuellement malade, en raison de son obstination à vouloir assurer lui-même sa défense. Même sa disparition après 56 mois d'incarcération sera présentée comme un sale tour ! Seuls ceux qui ont pu suivre les audiences à la télévision serbe ou sur Internet ont su que la principale accusation portée contre Milosevic, celle d'avoir dirigé une entreprise criminelle destinée à créer une « grande Serbie » s'était effondrée en août 2005, et qu'aucune preuve n'avait pu le relier, même indirectement, au massacre de {jo_tooltip} Cf. Diana Johnstone "Milosevic à La Haye : plus c'est intéressant, moins on en parle", Le Manifeste, Paris, 28 août 2005 | Srebrenica {/jo_tooltip}. La mort de l'accusé aura sauvé les juges du TPIY de devoir rendre un verdict : les médias avaient déjà fait le travail pour eux avec enthousiasme.

En mars 2006, sous une pluie glaciale, des centaines de milliers de personnes ont assisté à l'enterrement de Milosevic dans sa ville natale de Pozarevac. Parmi eux se trouvait l'écrivain Péter Handke ce qui lui valut d'être aussitôt accusé dans les pages du Nouvel Observateur {jo_tooltip} Cette calomnie entraîna la déprogrammation par la Comédie française de la représentation de sa pièce Voyage au pays sonore ou l'art de la question | d'« approuver le massacre de Srebrenica » {/jo_tooltip}. En réalité, comme il l'expliqua à la revue allemande Focus, ce qui l'avait conduit à se rendre aux obsèques de Milosevic était précisément ce langage des médias qui prétendent tout savoir, recyclant sans fin des formules

Ce texte est une adaptation d'un article paru sur le site Swans le 19 juin 2006 sous le titre « Péter Handke and thé Watch Dogs of War ». toutes faites telles que « le bourreau de Belgrade ». Par sa présence à Pozarevac, Handke a souhaité témoigner de sa {jo_tooltip} Cf. "Le motif principal de mon voyage, c'était d'être témoin", Le Monde du 4 mai 2006 | « loyauté à cet autre langage qui n'est pas celui des journalistes, qui n'est pas le langage dominant » {/jo_tooltip}. Le petit discours qu'il prononça ne défendait rien ni personne si ce n'est l'idée que ne pas tout savoir pouvait constituer un bon point de départ pour la réflexion.

Loin d'approuver le massacre de Srebrenica, Handke l'a décrit comme une « vengeance infernale, une honte éternelle pour les responsables bosno-serbes ». Il a simplement essayé de replacer cet événement dans son contexte, ce qui est considéré comme un sacrilège. Car « Srebrenica » n'est pas un événement comme les autres qui peut être étudié et contextualisé, mais est devenu un culte sacré : il doit seulement être déploré rituellement comme un « génocide » et « le pire massacre depuis la seconde guerre mondiale ». Toute autre approche est stigmatisée comme une insulte aux victimes et une forme de révisionnisme ou, pire, de négationnisme. Or, une meilleure connaissance de l'Histoire implique un constant processus de révision des connaissances mais, de nos jours, « révisionnisme » est devenu synonyme de « déni de l'holocauste », ce qui constitue un délit dans une douzaine de pays européens. Par analogie avec l'Holocauste, même l'histoire d'événements récents tels que la guerre en Bosnie a été remplacée par le « devoir de mémoire », ce qui signifie la répétition pieuse de la version habilitée par les représentants des victimes désignées. Ce phénomène s'inscrit dans une tendance de fond où les massacres et les victimes semblent être devenus le seul contenu intéressant de l'Histoire.

Un culte sacré

La transformation de la mémoire en un culte sacré impose le silence aux voix dissidentes et empêche un examen libre et ouvert des événements récents et de leur contexte. Pour bien comprendre les conflits qui ont déchiré la Yougoslavie, plus d'investigation libre, plus d'information, plus d'analyse seraient indispensables. Mais tout cela implique du « révisionnisme ». À l'heure actuelle, l'idée selon laquelle le rappel des atrocités constitue un « devoir de mémoire » aux victimes, quelque chose qui doit être indéfiniment répété de peur qu'on l'oublie, est considérée comme un dogme incontesté. Nul ne songe que la remémoration incessante des atrocités du passé, loin d'éviter leur répétition, pourrait bien, en réalité, préparer la prochaine vague, et c'est précisément ce qui s'est passé plus d'une fois dans les Balkans. Si les victimes ne peuvent profiter de ce culte, la mémoire de ces victimes constitue en revanche un capital moral et politique de très grande valeur pour ceux qui se présentent comme leurs héritiers et pour leurs champions autoproclamés. La place prépondérante occupée par l'Holocauste dans la conscience contemporaine a créé une sorte d'« envie d'Holocauste » chez d'autres communautés qui perçoivent bien les avantages à être reconnus comme victimes.

Chaque communauté impliquée dans une guerre civile a une tendance naturelle à se représenter comme une « pure » victime et à cultiver sa propre mémoire ce qui renforce sa cohésion face aux autres groupes. Dans une large mesure, la férocité des combats qui ont éclaté en 1992 fut une reprise du cycle de massacres et de vengeances qui ont dévasté la Bosnie-Herzégovine en 1941-1944, parce que la sécession des Républiques yougoslaves résonnait dans la mémoire des communautés serbes de Bosnie et de Croatie comme le prélude à la répétition des attaques qu'elles subirent de la part des Oustachis croates après le démembrement de la première Yougoslavie par les occupants nazis.

La focalisation sur les crimes serbes

Si les médias et les dirigeants politiques occidentaux n'osent plus mettre en question l'accusation selon laquelle les Musulmans de Bosnie furent la cible d'un projet délibéré de génocide de la part des Serbes, c'est que leur propre réputation d'« humanitaires » en dépend. Les tendances « génocidaires » des Serbes en général et de Milosevic en particulier furent en effet la justification du bombardement illégal et destructeur de la Yougoslavie en 1999, sous prétexte d'empêcher les Serbes de commettre un nouveau génocide contre les Albanais du Kosovo. La réduction fictive des conflits yougoslaves au projet criminel d'un dictateur fou sur le modèle d'Hitler a détourné l'attention de la lourde responsabilité des États occidentaux dans la réduction de la Yougoslavie en une mosaïque de mini-états mutuellement hostiles et dépendants. Le rappel de Srebrenica permettant de passer plus facilement sous silence la persécution des populations non albanaises du Kosovo depuis son occupation par l'Otan.

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