Le 40e anniversaire de mai 1968 fait l'objet d'une célébration, plutôt que d'une commémoration, exceptionnelle, sur laquelle il convient de {jo_tooltip} J'ai été nommé maître-assistant de philosophie à Paris X-Nanterre en 68 et j'ai été témoin et acteur du mouvement jusqu'à la fin des années 70 Je tiens à préciser que je n'en tire ni autorité ni même légitimité pour la réflexion que j'engage ici. | s'interroger {/jo_tooltip}. En bref : 78, c'était encore trop frais; 88 et 98, il fallait sans doute attendre que se dissipent les effets de la chute du mur de Berlin et qu'éclatent au grand jour, après les illusions libérales, les malfaisances de la mondialisation. Aujourd'hui, en un temps record, se sont multipliées et ont été jetées sur le marché, des centaines de livres, d'articles, d'entretiens, d'émission de radio et de télé, de numéros spéciaux de revues et de films, donnant lieu à un nombre aussi incalculable d'interprétations, d'attitudes et de jugements, des spontanés aux préparés de longue main par des spécialistes du calendrier, les brossages complaisants d'ego l'emportant, bien entendu, sur les travaux soucieux de nouveaux apports de connaissances.

Il n'est pas inutile, avant d'aborder quelques questions de fond et proposer les hypothèses qu'elles permettent d'avancer, de prendre une idée de ce véritable embrouillamini intellectuel, de jeter un coup d'œil sur ce qui se présente comme une querelle des interprétations. Un florilège, mêlant l'ancien et le nouveau, sans prétention à l'exhaustivité pourrait donner ceci :

.— Du côté des Familles politiques, un simple rappel des convictions affichées, au cœur de l'événement montrerait que l'Extrême droite voyait la main de l'étranger, qui pouvait désigner la Chine, Cuba ou... la CIA ; la Droite (De Gaulle, Pompidou) subodorait quelque complot du PCF ; lequel PCF ne diagnostiquait qu'un effet des luttes de classes perverti par le gauchisme ; l'Extrême gauche attendait le Grand soir.

.— Du côté des Acteurs et Observateurs, en vrac et schématiquement, ont été ou sont encore évoqués : une crise économique et institutionnelle jointe à une révolte étudiante (R. Aron) ; une crise de débouchés (R. Boudon) ; des rigidités administratives (M. Crozier) ; une dénonciation de la technocratie, due au nouvel acteur social, les «cols blancs», qui se substituaient à la classe ouvrière (A. Touraine, A. Gorz, S. Mallet, L. Magri) ; une crise de génération opérant une «immense psychanalyse» et se livrant au «meurtre du père» (E. Morin) ; le soulèvement d'une jeunesse aux exigences nouvelles (Castoriadis, Hamon/Rotman ou P. Zarka encore actuellement) ; une crise de civilisation ; une révolution « libérale-libertaire » opposant le gauchisme culturel au gauchisme politique (S. July, après coup), une révolution contre le totalitarisme (les ex-mao ex- «nouveaux philosophes», Lévy, Jambet, Lardreau, Glucksmann) ; aucune révolution, mais le «berceau de la nouvelle bourgeoisie» et l'américanisation de la société (R. Debray) ; le surgissement de l'individualisme et une aspiration hédoniste (Lipovetsky) ; la «fabrication en série de crétins» (J. Monnerot) ; une apologie de la permissivité (Club de l'Horloge) ; des «libéro-libertaires» opposés à la nation (M. Gallo) ; une soumission au service du système critiqué (A. Finkieikraut) ; uniquement des excès (M. Gauchet) ; une «poussée démocratique» (H. Weber) ; un produit du marxisme à éliminer (A. G. Slama) ; l'expression d'un «romantisme révolutionnaire» (M. Löwy). Auprès de quoi, il convient de considérer les liquidateurs de la « Pensée 68 », qui depuis le pamphlet de Ferry et Renaud n'ont cessé de se multiplier (J.-M. Couteau, Guaino, Kouchner), au point de former aujourd'hui tout un courant de pensée, cornaqué par N. Sarkozy, animé par des L. Chauvel, J. CH. Buisson, L. Guimier, N. Baverez, et consorts, sans oublier les repentis, ceux qui, selon la belle formule de G. Hocquenghem étaient passés «du col mao au rotary club». C'est à qui produira les accusations les plus infamantes contre l'anti-autoritarisme et les permissivités de l'époque, depuis la mise en cause et la ruine de tout pouvoir, jusqu'à l'abandon aux «passions collectives», la porte ouverte à toutes les formes de délinquance, marxisme inclus, au déni de la démocratie, et à la «menace nihiliste».

.— Parmi les attitudes les plus récentes, on notera celle d'un philosophe de tréteaux, ex-révolutionnaire dur et pur, qui affublé de son fils, A. Glucksman, « explique » (sic) mai 1968 à son ami Sarkozy, en qui il voit un authentique « soixanthuitard », promouvant des valeurs nouvelles, en cassant les vieux mythes du gaullisme et du communisme ; celle d'un Cohn-Bendit, ex-héros numéro 1, qui lance le nouveau mot d'ordre d'« oublier 68 », ce qu'il a, pour sa part, accompli depuis belle lurette, et s'entretient gentiment avec Grimaud, préfet de police à l'époque ; ou celle de ces repentis, un July ou un Geismar, auxquels les médias offrent complaisamment de raconter une histoire qu'ils ont largement retouchée. Tandis qu'Edgar Morin en reste à sa lecture, en précisant «électrochoc» (El Pais, avril 2008), un témoin italien ne craint pas de parler d'un «moment de synthèse de la réflexion théorique de l'humanité sur elle-même» et d'une «nouvelle carte des droits et des devoirs» (Essere communista, Janvier 2008). Le petit-fils Dassault, môme à l'époque, se souvient que sa famille avait la frousse et s'était réfugiée en Suisse, où elle avait un «pied à terre» (France Inter, 15 mai 2008) rapporte qu'une poignée de connards parisiens s'est amusée à se jeter des pavés en mousse, en criant : «Une seule solution, la révolution».
On comprend pourquoi il est nécessaire de revenir au contexte, autrement dit à la nature de mai 1968, étant entendu que la mention du mois (mai) ne joue qu'un rôle de repère. On verra qu'il faut remonter passablement en avant vers les préparatifs, sinon les causes, afin de suivre par après développements et conséquences. Trois paramètres sont à considérer. Ils sont indissociables.

 

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