Par un témoin pour le FLN, Henri Benoits, militant internationaliste 

U.C : Quel est ton parcours militant ?

J'ai été embauché en Septembre 1950 chez Renault Billancourt en qualité de dessinateur d'études, je suis actuellement à la retraite. J'étais militant CGT, délégué du personnel Cgt ETDA, membre du bureau de la section syndicale Cgt ETDA, membre du comité exécutif du syndicat Cgt des ouvriers et mensuels  et cofondateur du syndicat Cgt ETDA des Employés, Techniciens, Dessinateurs et Agents de maîtrise, membre du secrétariat de ce syndicat et responsable de la commission « Dessinateurs ». Sur le plan politique : adhérent du Parti Communiste Internationaliste (trotskyste, 4ème internationale) cellule RNUR 1950, puis du Parti socialiste Unifié dès sa fondation (section Renault Billancourt), puis membre du comité directeur du P.S.U., élu en qualité de co-porte parole de la Tendance Socialiste Révolutionnaire, qui se caractérisait par son soutien à l'indépendance de l'Algérie et à tous les opposants à la guerre (déserteurs, insoumis...) et enfin co-fondateur du comité RNUR d'aide aux emprisonnés (français) contre la guerre d'Algérie et pour son indépendance dont 3 étaient membres du personnel de Renault ou du Comité d'Etablissement


Je suis resté fidèle à l'internationalisme et à l'anti colonialisme tout en militant pour un syndicalisme indépendant et pour l'unité syndicale dans une perspective d'une réunification syndicale. Mon engagement a toujours été clair : mettre concrètement en pratique le soutien au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la nécessité de la lutte contre mon propre gouvernement capitaliste.

U .C : Comment es-tu entré en relations avec la résistance algérienne ?

C'est ainsi que dès 1944 j'ai côtoyé les Vietnamiens qui avaient été mobilisés en 1939 pour défendre la « mère patrie » (sic), puis internés en 1940 et qui libérés se sont « intégrés » dans l'impossibilité d'être rapatriés. Parmi ceux qui avaient été embauchés à Billancourt, une union de Vietnamiens s'est constituée animée et dirigée par des trotskystes Vietnamiens rattachés à la 4ème Internationale. Le 1er mai 1945 j'avais d'ailleurs défilé à leur côté avec les militants algériens du PPA-MTLD (Parti du Peuple Algérien-Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) tous poings levés, revendiquant l'indépendance de leur pays respectif. Les massacres de Guelma et de Sétif le 8 mai 1945 et les jours suivants qui ont fait plusieurs milliers de morts, me raffermirent dans ce soutien. Incidemment je peux ajouter qu'Aït Aïssa délégué Cgt me confia que son engagement dans le mouvement nationaliste s'était concrétisé ces jours-là et il ajouta « Pour moi la guerre a commencé dès 1945 ».

Dans le bâtiment B de Billancourt j'ai contribué au regroupement d'employés, techniciens, dessinateurs dans un comité pour la paix et la reconnaissance de l'indépendance de l'Algérie, dans lequel figuraient des adhérents militants communistes, syndicalistes de diverses appartenances (CGT, CFTC, CGC..). Dès 1955 ce comité s'associait à toutes les manifestations contre la guerre, quel que soit l'initiateur et répandait clandestinement les publications interdites (et saisies) : La question, la Gangrène, Vérités-Libertés, l'Algérie hors la loi, etc.... et toutes les littératures hostiles à la guerre.

Dès 1955 la 4ème Internationale a eu des contacts avec la Fédération de France du FLN. C'est dans ce cadre que je fus chargé de « tâches pratiques ». Par contre, chez Renault, j'ai toujours eu des échanges avec tous les Algériens militants, du MTLD essentiellement mais aussi communistes ou syndicalistes, mais cela restait informel. Au cours de ces tâches « pratiques » j'avais obligatoirement des rencontres avec des responsables pour les définir et pour avoir des échanges politiques. Il m'est arrivé ainsi de converser avec Mohamed Harbi (historien) ou Hadj Cherchali entre autres, ce dernier, « vieux militant » nationaliste du PPA-MTDL et ancien Conseiller municipal MTLD d'Alger sous Chevallier; centraliste lors du congrès d'Hornut il avait rejoint le FLN en 1955.

U.C : Comment se concrétisait cette aide ?

En 1955 donc le FLN déployait un grand effort politique pour gagner l'émigration à sa cause. Sa force de conviction reposait sur l'insurrection en Algérie même, position soutenue par la population et les familles qui étaient en contact avec leurs émigrés. Les tâches « pratiques » étaient nombreuses, popularisation et information sur la lutte, formation, livraison de matériel, problèmes d'hébergement des responsables clandestins, aide au collectage des cotisations... A cette époque la question des « armes » ne se posaient pas en raison des affrontements MNA-FLN (Mouvement National Algérien- Front de libération National) qui ne relevaient pas de la responsabilité des Français. Cette « tâche » l'a été plus tard par l'installation d'une usine clandestine de fabrication d'armement au Maroc assurée par la direction de la IV internationale où se retrouvaient des militants trotskystes provenant de différents pays et de France et là aussi un ancien apprenti Renault devenu professionnel et déserteur lors de sa convocation au service militaire (A.K.). En raison de ces « tâches » le FLN avait intimé à ses militants de Renault de ne pas me solliciter (précaution de sécurité par cloisonnement des activités).

Dans l'usine, chez Renault, j'avais malgré tout des discussions « libres » avec mes camarades algériens sur le fait que la victoire sur le colonialisme dont nous ne doutions pas déboucherait inévitablement sur l'indépendance de l'Algérie, la nature de son régime (le socialisme), le refus du capitalisme et son exploitation. D'autres portaient sur le caractère généralisé de la lutte des peuples se libérant de l'impérialisme (Chine, Vietnam, Corée, Indonésie, pays d'Afrique, voire Amérique Latine), Bandoeng et la naissance du « du Tiers monde » à côté du camp dit socialiste (Urss et démocraties populaires). Mais surtout la critique portait sur la politique de la social démocratie dont Guy Mollet était l'incarnation en France et du parti communiste français qui se distinguait pour une prudence sur la question coloniale et sur ses homonymes du « camp socialiste ». La matière était riche et l'éventail des militants algériens du FLN très large.

Incontestablement le vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en mars 1956  déclencha leur union chez Renault où la structure du FLN fut formée en 1956. Il fut le rassemblement de toutes les tendances et sensibilités des ouvriers algériens, lesquels cotisèrent avec un bel enthousiasme au FLN.

U.C : Comment décrirais-tu le retentissement politique en France des « évènements » d'Algérie ?

Le contexte français était plutôt contrasté. Après le choc du 1er novembre 954 « la Toussaint rouge » à Alger, l'opinion est anesthésiée. Le MTLD est dissout, la droite entonne le « l'Algérie c'est la France »... slogan  accepté par une partie de la « gauche » (Mendès France vient de conclure la Paix au Vietnam et rapatrie les troupes en Algérie) et le parti socialiste.

La première bascule de l'opinion, c'est lors du vote des pouvoirs spéciaux, la révolte du contingent, les manifestations de rappelés dans la rue, les casernes, les trains et ports d'embarquement. A l'usine des parents de rappelés s'insurgent ainsi que les soldats démobilisés et qui sont rappelés alors qu'ils ont repris le travail. Les militants des partis qui ont voté les pouvoirs spéciaux sont questionnés, agressés, on leur demande des comptes et des explications. Les jeunes CGT et PCF marquent leur incompréhension.

Le deuxième basculement c'est la révolte de l'armée en Algérie et la crainte d'un débarquement de parachutistes à Paris. La venue de De Gaulle au pouvoir, la capitulation de Guy Mollet, la nouvelle constitution et la Vème République, le référendum approuvé par environ 80% des Français, un grand reclassement politique s'opère. Le Parti socialiste connait une scission. Un parti socialiste autonome se forme, puis un PSU (1960) regroupant l'U.G.S. (Union de la Gauche Socialiste, 1957) et d'autres groupes dont un constitué par des communistes dont Jean Poperen est le plus notable et rejoindra le P.S.U à sa formation.

L'avènement de De Gaulle fut un anesthésiant évoluant de l'autodétermination du peuple algérien au plan Challe d'accentuation de l'action militaire cohabitant avec le plan de Constantine visant à prendre des mesures « sociales » en Algérie, etc. Les manifestations d'Algériens descendant de Belcourt à Alger marquèrent le ralliement massif au FLN devenu le représentant exclusif de la population algérienne. Le FLN en France mi fin aux « commérages » sur sa représentativité et ce fut la démonstration du 17 Octobre 1961.

U.C : Quel rôle as-tu joué dans cette manifestation du 17 Octobre 1961 ?

Aucun, si ce n'est que ma femme et moi nous avions été sollicités pour être témoins lors du déroulement de la manifestation interdite par le gouvernement. Cette demande émanait de Mohammedi Saddock, extérieur à l'usine et coordinateur régional du FLN. Par l'intermédiaire de G. Lepage (des Fonderies) qui l'hébergeait clandestinement. Nous avions la consigne de ne pas nous mêler en rien aux manifestants et d'en faire un compte-rendu. Notre lieu d'affectation était l'Opéra. Nous avons suivi le cortège jusqu'au cinéma le Rex où s'exerça précisément la répression policière dont l'empilement de corps devant le cinéma témoigne. Je n'insisterai pas. J'ignore ce qu'est devenu le rapport circonstancié que nous en avons fait et transmis à Mohammedi Saddock dès le 18 Octobre. Nous avons renouvelé notre témoignage lors du procès intenté à Einaudi par Papon l'auteur du livre consacré aux massacres de cette journée.

U.C : Selon toi, cette manifestation était-elle nécessaire?

Je ne rentrerai pas dans les débats concernant la polémique constante entre la Fédération de France du FLN, sa direction en Allemagne et le GRPA que l'on peut consulter dans différentes ouvrages d'historiens. Je peux seulement témoigner que cette manifestation répondait aux aspirations profondes de tous nos camarades algériens. Ils en avaient assez de cette guerre interminable, des disparitions dans l'usine même, des arrestations musclées, de la torture pratiquée sous diverses formes (dont la gégène, Place Beauvau dans les locaux du ministère de l'intérieur), des opérations des harkis sous direction d'officiers français, des descentes dans les foyers et garnis, des déportations en Algérie (entre autres Ben Daoud délégué des Fonderies, etc.

 J'ajouterai que cette révolte allait bien au-delà d'une opposition à la stricte interdiction de sortir librement de 20h30 à 5h30 réservée aux Algériens... pourtant encore français mais à statut particulier (Français Musulman d'Algérie). Incontestablement cette mesure visait à nuire à l'organisation du FLN (déploiement des militants, réunions, collectes, effectués après le travail).

U.C : Et pourquoi ce massacre ?

C'est aux historiens à retrouver la vérité. Mais pour autant, on ne peut pas ignorer les démêlés opposant les divers courants la droite entre eux (le remaniement du gouvernement Debré) et avec De Gaulle lui-même. On ne peut pas non plus ignorer les « tractations », les « contacts » pris avec les dirigeants du GPRA, à Evian où ailleurs, les ruptures et les reprises de ces pourparlers. D'ailleurs, mes amis FLN m'entretenaient parfois de ces démêlés « ils veulent séparer l'Algérie du Sahara », « ils veulent le pétrole et le gaz où ils prétendent avoir tout fait pour le découvrir et l'exploiter », « l'Algérie est une et indivisible » etc. mais je ne peux aborder cela qu'à mon niveau, à une petite échelle donc.

Au cours d'une rupture de « ces pourparlers », peut-être début 1961, une accentuation des conflits en France : répression accrue, augmentation des victimes algériennes, dont mes amis me disaient qu'elles étaient ciblées par la force publique, c'est-à-dire par ceux qui se distinguaient par leur zèle dans la répression et qu'il m'est impossible de confirmer en fait.

Les Algériens ne sous estimaient pas les réactions de la réaction de la police de Papon. Ils avaient mesuré sa violence. Ils le constataient non seulement lors du 14 juillet 1953, mais aussi lors des « descentes » dans leurs lieux d'habitation et dans la rue.

Il y a toujours des débats autour du nombre de victimes à cette journée du 17 Octobre 1961, comme l'est celui des massacres consécutifs au 8 mai 1945 à Sétif et Guelma et des Malgaches en 1947, des Vietnamiens de 1946 à 1954 commis par les Français. Cela dit les statistiques qui s'appuient sur la compilation d'archives « policières » m'apparaissent douteuses par principe et je suis plutôt proche d'Einaudi, dont le travail a été salué par Pierre Vidal Naquet lors du procès intenté par Papon contre Einaudi, Papon dont les exactions contre les juifs n'ont été jugées que lorsqu'il avait atteint l'âge de 90 ans ! C'est plutôt la volonté de l'État de se refuser à vouloir établir la vérité qui me semble suspecte.

U.C : Que sais-tu des affrontements entre les algériens eux-mêmes ?

A l'échelle de Renault, je n'ai jamais entendu les militants algériens aborder la question d'affrontements et de rivalités internes portant sur les responsabilités gouvernementales après l'indépendance. De 1960 à 1961, le FLN Renault avait intensifié la formation syndicale... à la quelle je fus convié une fois. Omar Ouhadj, secrétaire de l'AGTA (Amicale Générale des Travailleurs Algériens) me dit de mettre l'accent sur l'exploitation capitaliste et les revendications sociales dans l'Algérie à naître. Il ajouta : « on ne se bat pas seulement pour un drapeau ». Après l'indépendance, au congrès de Tripoli, je sais que la Fédération de France du FLN se distinguait sur la politique à mettre en place. Le socialisme y était évoqué, mais ne se distinguait pas des autres propositions émanant d'autres sources s'intégrant dans cette perspective, d'autant plus que le départ des colons réduisait à presque rien les capitalistes d'origine algérienne.

En ce qui concerne les syndicalistes, des débats avaient lieu entre eux, je crois. La mise en place d'une amicale en France sous la direction et le soutien du bureau politique du FLN avait provoqué des tensions. Aussi dans le cadre de la préparation du congrès de l'UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) de février 1963 la participation de syndicalistes algériens de France a été assurée par le canal de l'UGTA. Les tensions se sont exprimées, pour moi, entre juillet et décembre 1962 lors de l'allégeance au nom du Bureau politique du FLN. Il y a eu un risque de scission qui fut surmonté en décembre 1962, ou fut désigné un comité directeur de l'AGTA composé égalitairement, je pense, puisqu'il donna satisfaction aux uns et aux autres et dont on me donna la composition, qui comprenait Omar Ouhadj et Benacef, tous les deux de chez Renault, dont l'un était soutenu par le bureau politique et l'autre personnifiait, peut-être, l'indépendance syndicale à l'égard du parti. Il m'est impossible d'en juger, leur appartenance respective à des courants internes du FLN, s'il y en avait, ne me concernait pas.

U.C. As-tu continué à avoir des contacts après l'indépendance avec le FLN ?

Encore une fois mes « contacts » avec le FLN se limitaient à ceux avec mes camarades Algériens. Ils m'ont contacté au début juillet 1962 pour établir un état des besoins de l'UGTA et le remettre en Algérie. J'ai accepté car de disposais de congés à ce moment là. J'ai donc rencontré Dekkar (fédération de la poste), Bourouiba (cheminots), Boudissa, ex-secrétaire de l'AGTA en France qui m'a-t-on dit était devenu lieutenant dans l'ALN (Armée de libération Nationale). Alger était en pleine agitation. Ben Bella et Boumedienne n'étaient pas encore arrivés à Alger.  Des affrontements semblaient avoir lieu, j'entendais des détonations.

La première initiative des responsables de l'UGTA à Alger, en 1962, a été d'appeler à une grande manifestation au cri de « Sebaa Snin barakat !» « 7 ans de guerre, çasuffit !». C'est ainsi que j'ai eu l'honneur d'y participer et de côtoyer ces « couches profondes populaires » dont je me sens si proche.

J'ai eu aussi quelques conversations particulières avec Boudissa par exemple, qui pour avoir visité l'Urss, la Chine et la Yougoslavie, s'interrogeait sur l'autogestion à appliquer en Algérie, car le départ des colons laissait les entreprises sans direction ce qui posait quelques problèmes à leurs salariés qui sollicitaient les conseils du syndicat.

Il en fut de même en ce qui concerne les cahiers revendicatifs à élaborer. Ainsi le représentant des banques n'hésitait pas à revendiquer, au nom de l'égalité, le tiers colonial réservé jusqu'alors au personnel français en déplacement en Algérie, dans un pays ruiné, des travailleurs sans emploi, démunis suite aux destructions des infrastructures par les Français (l'OAS en particulier). Comme sur la politique syndicale amenée à contrôler l'arrivage et la distribution de l'aide alimentaire qui commençait à arriver.

Il fallait répondre à toutes ces questions qui pouvaient se résumer ainsi : comment une entreprise peut-être gérée et doit fonctionner sans patron ?.

Fin 1962, la plupart des dirigeants du FLN de l'usine retournèrent en Algérie où certains d'entre eux firent « carrière » (ministre, avocat, sous-préfet, président des coopératives ( !). D'autres plus humbles, tel Guermouh travailla comme employé de cuisine et d'autres qui revinrent en France après 1965 ayant abandonné tout espoir de redressement syndical, le FLN en ayant pris le contrôle. Aït Aïssa a fini sa carrière chez Renault et il est mort il y a 3 ou 4 ans.

En 1963 je me suis consacré à la constitution d'une association de solidarité avec l'Algérie Nouvelle qui se voulait distincte de l'association France Algérie dépendant surtout des rapports d'État à État. Elle cessa son activité en 1965 se refusant à cautionner le coup d' État en Algérie.