« Une gauche qui s’éloigne des couches socialement discriminées et de ses intérêts, est socialement responsable de la montée de la droite »,

Un interview de Sahra Wagenknechtdéputée du groupe De gauche (Die Linke), dont elle a été présidente jusqu'au 12 novembre 2019.

Albrecht Muller : Le journal de ma région a publié le 22 novembre en première page le titre suivant : « Wagenknecht détrône Merkel », « Elle serait formidable comme chancelière ». Le fait que vous ayez dépassé Angela Merkel dans cette enquête de préférence est remarquable et gratifiant. Que cela signifie-t-il ? Que comptez-vous faire de ce potentiel ?

Sahra Wagenknecht : Bien sûr, j'ai été très heureuse du résultat de l'enquête, mais il ne faut pas la surinterpréter. Dans ce sondage, ceux qui répondaient devaient noter si un politicien « représente leurs intérêts » ou non. Les résultats varient d'une semaine à l'autre sur certains points, ils peuvent monter ou descendre. Donc cette position exacte est, pour l'instant, temporaire. Ce dont je suis heureuse, c'est que dans ces enquêtes et d'autres similaires, j'ai l'habitude d'obtenir de bons résultats. Cela montre que la politique que je défends est celle que beaucoup de gens appuient. Ce point de vue est un encouragement important pour moi à continuer de travailler politiquement pour d'autres majorités et pour une société plus solidaire.

AM : Comment ces résultats pourraient-ils être utilisés pour remplacer Merkel ou son successeur à la chancellerie ?

SW : Je propose une autre ligne politique que celle que présentait la direction actuelle depuis des années. Nous ne devons pas devenir un parti de style vert-libéral, qui avec ses thèmes et son discours touche, au mieux, la classe moyenne urbaine et l'enseignement supérieur. La tâche d'un parti de gauche est de représenter ceux qui doivent travailler de plus en plus pour maintenir leur bien-être, c'est-à-dire ceux qui sont touchés par la mondialisation néolibérale, et non les gagnants. Par-là, je ne veux pas dire qu'une gauche qui, après demain, se présentera en défenseur conséquent et populaire de la classe moyenne inférieure et des pauvres peut se retrouver à la chancellerie, mais en tout cas elle serait plus forte que la gauche actuelle qui, malheureusement, avec l'absence de la Thuringe et de Brême qui ont fait cette année leurs adieux avec un résultat électoral catastrophique.

AM : Vous êtes quelque chose comme la voix de la raison dans un environnement très différent. Imaginons qu’elle soit entendue, quelles seraient ses principales propositions programmatiques ?

SW : Je pense qu'il est important de clarifier les changements de direction politique de la gauche, pour la base sociale et la perception du public, qui ont eu lieu dans presque tous les pays de l'Union européenne au cours de ces dernières décennies. C’est-à-dire partant d’une conception classique, de la question sociale, la lutte pour de bons salaires, les partis de gauche étaient fondés sur ceux qui dépendaient d'un marché du travail correctement réglementé, d'une bonne infrastructure publique et d'un État-providence fort. Toutes ces caractéristiques ont été fortement combattues dans le cadre des États nationaux et progressivement minées par la mondialisation de l'économie, l'ouverture des marchés et des traités communautaires, qui ont consacré le retrait de l'État et limiter le pouvoir de la réglementation. Cette évolution constitue une menace existentielle pour le niveau de vie des anciens électeurs du parti de gauche. Pour beaucoup, le déclin social a cessé d'être une crainte de l'avenir pour devenir une réalité actuelle amère, comme c'est le cas pour ceux qui ont été relégués à des emplois à bas salaires dans le secteur des services ou pour beaucoup de nos aînés avec des pensions de misère.

AM : n’y a-t-il seulement que des perdants ?

SW : Il y a aussi des gagnants de la mondialisation néolibérale. Ils appartiennent principalement à la couche supérieure traditionnelle, qui a des revenus et des capitaux à investir, et qui a été en mesure d'augmenter considérablement leurs dividendes et leur richesse ces dernières années. Mais il est important de comprendre que, dans une certaine mesure, les gagnants appartiennent également à la nouvelle classe moyenne urbaine, c'est-à-dire celle des nouvelles professions hautement qualifiées et rémunérées qui existent, de la finance et des starts up de l’informatique, à la publicité ou aux médias. La plupart de ces emplois ont vu le jour dans de grandes entreprises internationales, souvent intégrées aux relations transnationales de travail. Ils exigent des connaissances linguistiques et une connaissance approfondie des autres cultures. Cette nouvelle classe moyenne, apparue ces dernières décennies comme un environnement social autonome et résidant dans les quartiers branchés coûteux des grandes villes, vit dans un autre monde et a, à bien des égards, d'autres intérêts que ceux du facteur qui monte les escaliers à la femme qui nettoie sa maison ou l'ouvrier industriel de la petite ville, assailli par la crainte qu'à tout moment son entreprise sera relocalisée dans un pays avec des salaires inférieurs ou des normes environnementales moins exigeantes, faisant disparaitre ainsi les dernières entreprises qui paient bien dans votre région.

AM : Parlons-nous des mêmes sections de l'électorat perdues pour les partis de gauche ?

SW : Les hauts revenus urbains sont aujourd'hui le groupe le plus important des électeurs des Verts, mais aussi de plus en plus des sociaux-démocrates et de la gauche. Les médias sociaux ont une façon de penser et de vivre selon laquelle, de leur point de vue, la mondialisation, l'émigration, l'Union européenne et l'Etat national sont, aujourd'hui, de « gauche », tandis que l'ancienne majorité des sociaux-démocrates est tout à coup soupçonnée de nationalisme ou même de racisme. Le résultat est que la plupart des travailleurs et des pauvres considèrent maintenant « la gauche » comme une idéologie pour les dirigeants, qu’ils caractérisent comme pro-mondialisation néolibérale, et ils n'ont pas tout à fait tort. C'est une évolution grave. Une gauche qui s'éloigne des couches socialement discriminées et de ses intérêts est également responsable de la montée de la droite. La dernière victoire de la social-démocratie danoise montre, par exemple, qu'une gauche avec une stratégie populaire orientée vers les aspirations de la majorité sociale peut s’imposer étonnamment rapidement aux partis de droite. Cela serait également possible en Allemagne.

AM : Comment ce discours raisonnable pourrait-il s'en prendre à l'organisation ou aux médias ?

SW : Il s'agit de prendre conscience de ce qui ne va pas et pourquoi. Accepter que les anciens électeurs de gauche se déplacent pour voter Alternative Fur Deutschland (AfD) non parce qu'ils seraient soudainement devenus racistes, mais parce qu'ils ne se retrouvent pas dans l'offre politique de la gauche actuelle. On ne peut pas déclarer l'État national comme dépassé, par exemple, et en même temps revendiquer un État-providence fort, puisqu'il n'y a pas de conditions institutionnelles transnationales, et encore moins de consensus, pour une redistribution à grande échelle et un réseau social garant. Mais c'était précisément une sécurité non seulement pour le niveau de vie mais aussi pour l'existence, autrefois l'une des exigences de l'Etat social allemand. Parier sur un retour du social dans la politique de gauche plutôt que de défendre les politiques identitaires à la mode, ne trouve pas beaucoup d'amis dans les médias, même dans ceux soi-disant de gauche. En ce sens, les plus importants sont les blogs tels que NachDenkSeiten, Makroskop et d’autres pour faire connaître cette position au public. Personnellement, je viens d'ouvrir une chaîne YouTube qui, j'espère, aura un impact. Je vais commencer par commenter chaque semaine l'actualité et répondre aux commentaires et aux questions.

AM : Qu'adviendra-t-il d'Aufstehen ? (Ndr : Mouvement créé par Sahra Wagenknecht, inspiré de la France Insoumise et de Podemos)

SW : Aufstehen compte aujourd'hui plus de 150 000 membres et ne cesse de croitre. Il s'agit d'une majorité de groupes qui se sentaient proches des sociaux-démocrates et qui aujourd'hui se sentent à peine représentés par les partis de gauche. Beaucoup participent à des groupes locaux et organisent des réunions et des actions, comme en septembre un débat entre Kevin Kohnert et moi-même, qui a eu un impact national. La tâche décisive de faire sortir dans la rue un large mouvement avec des revendications sociales n'a pas été accomplie à ce jour, bien qu'elle soit d'actualité. Les rêves de démantèlement social de l'actuelle présidence de la CDU peuvent conduire à une situation d'urgence pour s'opposer aux coupes à venir dans les retraites et d'autres types de coupes à travers le pays.

AM : Voyez-vous la possibilité d'unifier tous les groupes progressistes de notre pays ?

SW : Il y a une partie importante de notre population qui n'a aujourd'hui aucune représentation politique. Ni même l'AfD, qui est en partie le choix électoral de ces personnes, ne représente pas leurs intérêts en aucune façon et la plupart d'entre eux le savent. Si la gauche politique devait se présenter comme une force convaincante - que ce soit les sociaux-démocrates, la gauche ou d’autres partis – elle devra, de manière crédible, se battre pour un nouvel ordre économique et social, pour assurer le bien-être de la classe moyenne menacée, pour démolir le secteur des emplois précaires et sous-payés et protéger les citoyens de l'exploitation, de l'insécurité et des requins de la finance ; elle rencontrera le succès. En outre, elle doit appeler, pour des raisons environnementales, à une re-régionalisation de l'économie, à un État fort, innovant et capable d'investir, et à la fin de la production de gadgets, qui est un grand gaspillage de ressources. Nous devons parler de nouvelles formes de propriété économique qui permettront une nouvelle orientation à cet égard. La société anonyme, avec ses actionnaires et ses orientations inconditionnelles concernant les bénéfices à court terme, ne peut être la base du renouvellement.

Source : Sin Permiso, d’après NachDenkSeiten, 25 novembre 2019